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Dix ans de retard
23 juillet 2020

2020 : 23 juillet : Encore un extrait de "L'Auto" de Carlos Rehermann

Nouvel extrait de ce roman que j'ai fini de traduire il y a peu, à paraître aux éditions Latinoir.

Tranqueras

BIENVENUE A TRANQUERAS (carte postale)

Alejo ne savait pas vraiment ce qu’il cherchait, et quand il le trouvait, ce qui arrivait souvent, il ne s’en rendait pas compte. Il se déplaçait doucement dans l’auto qui avait certainement de nombreuses fois parcouru les mêmes rues conduite par son oncle, accompagné de sa tante, seuls, lui avec son vieux visage renfrogné, elle avec un sourire un peu bête, tous deux parfaitement inutiles, stériles, trop égoïstes pour adopter un enfant, lui certainement par peur que le beau-fils se révélât être un assassin qui l’étranglerait une nuit par surprise pour s’approprier sa fortune, elle un peu inquiète à l’idée qu’elle serait en retard pour regarder son feuilleton à la télévision. Alejo passa devant une maison qui avait été peinte en rose, chargée d’histoire, bien qu’il ne le sût pas. C’était une des premières maisons du village, en d’autres temps maison d’un chacarero[1], à l’extrémité du village opposée à la gare. Tranqueras s’était développé à partir de la gare ferroviaire, au-delà de l’autre extrémité de l’avenue du 18 juillet. Du temps où son père était enfant, et sa tante une jeune fille douce et gracile, au petit nez retroussé, aux lèvres roses, joues de pêche et aux petits seins pointus, des choses extraordinaires étaient arrivées dans cette maison. Alejo ne savait pas, il n’avait aucune idée, alors qu’il passait dans l’auto devant cette façade, de ce que représentait cette maison dans l’histoire de sa famille, ni de ce que là s’était nouée une partie de la trame qui l’avait conduit, lui, maintenant, juste dans cette rue par où il circulait dans une auto dont la possession se devait à ce qui était un jour arrivé dans cette maison. 

La grand-mère d’Alejo, Haydée, avait été l’héritière d’une fortune qu’elle avait méprisée par amour. C’était une femme d’une personnalité de fer, cultivée, poète à ses heures (les acrostiches étaient sa spécialité), indépendante et aguerrie. Son père était propriétaire d’une estancia dans les environs, et celui qui deviendrait son mari faisait partie du secrétariat du révolutionnaire Aparicio Saravia. Une nuit de 1904, peu de temps avant la mort de Saravia tout près de Tranqueras,  l’état-major de l’armée rebelle avait installé son camp dans l’estancia du père de Haydée, opposant au gouvernement qui soutenait les révolutionnaires. Haydée avait aidé à servir à la table du dîner et avait remarqué un jeune homme nommé Santiago, qui ne la quittait pas des yeux. A la fin du dîner, elle prépara un baluchon avec deux robes, une paire de bottes, un châle et deux chapeaux, puis se mit à attendre dans l’ombre, près des frondaisons d’un figuier devant la porte de la maison. Santiago arriva avec deux chevaux sellés. Aucun des deux n’avait prononcé un mot. Leur accord, comme leurs futures relations, étaient passés par les seuls regards. Elle monta tandis qu’il l’attendait, la regardant sans l’aider. Ils allèrent au Brésil. Huit jours plus tard, desquels personne ne sut rien, ils furent mariés par un fonctionnaire de Bagé. Le père de Haydée la déshérita et ne voulut plus jamais la voir, ce en quoi il s’accorda parfaitement avec sa fille. Haydée quitta plusieurs fois son mari parce qu’elle ne supportait pas ses beuveries, qui ne se produisaient guère plus d’une fois l’an, et elle partit pour Montevideo avec ses enfants. Santiago s’installa comme tailleur à Tranqueras, où  il passait de longues périodes sans boire une goutte d’alcool. Mais une fois par an, parfois plus, parfois moins, il allait au magasin du gallego[2] qui deviendrait le beau-père de sa fille, achetait une bouteille d’alcool de canne, s’asseyait à la porte de son atelier et commençait à boire. Deux ou trois jours et des dizaines de bouteilles plus tard, il sellait son cheval et s’en allait. Il réapparaissait quelques semaines, parfois quelques mois, plus tard, parfois blessé par balle ou par arme blanche, hargneux et sobre, raccompagné par un compagnon de hasard qui racontait des histoires de révolutions au Rio Grande do Sul.

Céleste, sa fille aînée, était une demoiselle de la capitale, qui allait au ciné, achetait des revues de mode et s’habillait à la mode européenne, parce qu’elle habitait la grande ville, où quelques cousines de sa mère l’aidaient à survivre. Haydée trouvait que le travail était une chose de mauvais goût. A Tranqueras, quand elle allait rendre visite à son père, Céleste ne s’ennuyait pas. 

La maison devant laquelle passait Alejo portait encore des traces de la chaux de couleur rose qui dans le temps l’avait distinguée. Quand Céleste eut quatorze ans, le propriétaire de la maison mourut et celle-ci resta à l’abandon, car l’homme était veuf et sans enfants. La maison abandonnée devint très vite le rendez-vous des enfants du village, qui à cette époque, dans les années vingt, n’avait que quelques centaines d’habitants. La maison était modeste mais les bons meubles du fermier défunt s’y trouvaient encore. Céleste était l’aînée du groupe d’enfants et d’adolescents qui en firent leur terrain de jeux, et elle en profita. Elle devint une Venus à la fourrure, une dominatrix experte, qui manipulait avec une adresse toute naturelle les désarrois érotiques de sa petite bande de pubères.

La troisième année de son règne les choses commencèrent à changer parce que les garçons avaient cessé d’être des enfants pour devenir des damoiseaux dotés d’une musculature et d’une énergie susceptible d’investir l’intérieur de Céleste, et plus seulement sa petite main caressante.

Il y eut plusieurs altercations parce que les trois jeunes qui se partageaient ses faveurs prétendaient à l’exclusivité. L’un d’eux fut gravement blessé, l’autre s’enfuit poursuivi par la police comme responsable de l’agression et le troisième s’enfuit au Brésil, se croyant poursuivi par l’agresseur. Le blessé (une fracture du crâne) s’en remit et fut plus tard un des fondateurs du Lions Club de Rivera, fonction qu’il remplit consciencieusement malgré une lenteur de parole et d’action qui lui resta comme séquelle du coup reçu. Avec le temps il devint le mentor du fils illégitime que Céleste ignorait, le notaire Olivera. Cette lenteur, en fait, lui fut profitable car elle lui donnait une apparence de calme et lui valut une réputation d’homme sage et réfléchi. Sa vie fut longue et tranquille. L’agresseur, en revanche, mourut quelques jours plus tard, victime de la morsure d’une vipère yarara, dans l’épaisseur d’une forêt-galerie du ruisseau Tacuarembó. Son corps fut retrouvé par Manuel, l’oncle d’Alejo, lors d’une expédition de pêche avec Aquiles, qui bientôt deviendrait son beau-frère. Aquiles, en ce temps-là, se voyait lui-même comme un mélange de Huckleberry Finn (par sa pauvreté et sa réticence à porter des chaussures) et de Tom Sawyer (par son intelligence et sa culture) ; il n’avait pas encore découvert que ces deux personnages sont presque identiques et il lui arrivait de se sentir mal à l’aise de ne pas savoir lequel adjuger à Manuel. 

Quant au fugitif parti au Brésil, on sait qu’il fit fortune en vendant des peaux de caïmans yacarés, bien que des versions non confirmées assurent qu’il devint député et mourut d’un infarctus du myocarde le 4 avril 1964, quand, accompagnant le président Joao Goulart, il passait la frontière uruguayenne pour échapper aux militaires putschistes. 

Alejo ignorait tout cela tandis qu’il passait devant la maison dans laquelle sa tante Céleste s’était livrée à l’amour libre. Ce n’était pas ainsi qu’elle voyait les choses, pas plus que les jeunes gens qui bientôt apprirent que dans le lit du fermier mort les attendait une demoiselle de la capitale qui ne se faisait pas payer. Au village il n’y avait pas de prostituées, car il était trop petit, de sorte que les journaliers et contrebandiers qui vivaient là devaient chercher dans les bordels de Rivera et de Santana do Livramento le misérable soulagement de leur prostate. Quand se répandit le bruit que Céleste était toujours prête à recevoir un bon étalon, les choses se compliquèrent. La complication fut simplifiée par le grand-père d’Alejo, alerté par des rumeurs confuses, un après-midi où il fit irruption dans la maison rose et trouva Céleste allongée dans le lit, nue, avec Manuel tout aussi nu, prêt à se coucher sur elle. Le vieux poussa un cri, l’amant eut la peur de sa vie et la fille resta immobile, fixant tranquillement le vieux, qui ne put supporter ni l’impudence de sa fille nue et jambes écartées, ni sa propre honte, et sortit de la chambre en lançant de terribles menaces, sans quitter la maison. Ainsi l’oncle d’Alejo, sans avoir connu la tiédeur du ventre de la tante, fut obligé de l’épouser.

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APARICIO SARAVIA ET SON ETAT MAJOR


[1] Chacarero : fermier, exploitant agricole…

[2] Gallego : commerçant, notamment dans l’alimentation et les débits de boisson. Vient du fait que cette activité était souvent exercée  par des immigrants originaires de Galice, au nord-ouest de l’Espagne. 

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