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Dix ans de retard
22 février 2021

2021 : 22 février : Lectures croisées : Autour de l'Empire Inca, du colonialisme, du "décolonialisme"... (Deuxième partie)

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Maria Rostworowski

 

Maria Rostworowski (1915-2016) née et morte à Lima, fut une universitaire et grande spécialiste de l’histoire péruvienne, depuis la publication de son premier livre en 1953 et pendant une cinquantaine d’années. « Tahuantinsuyu » est son ouvrage le plus lu, publié également en Espagne. 

Dès le prologue, l’auteur insiste sur sa réticence à employer le terme « empire » qu’elle juge trop chargé de connotations européennes. Mais elle considère que « l’état inca » était monarchique, hégémonique, militariste, expansionniste, qu’il pratiquait massacres punitifs et déportations de masses contre ceux qui s’opposaient à son autorité, et qu’il voulait imposer sa langue aux peuples vassalisés. Tout cela sans être un « empire », ça relève de l’exploit. Je n’ironiserai pas davantage, car au-delà de cette petite contorsion sémantique, le livre est passionnant.

Une autre de ses remarques préliminaires est intéressante : elle insiste sur l’isolement de l’état inca vis-à-vis des états qui lui furent contemporains. Aucun des peuples voisins des incas n’était organisé politiquement d’une façon qui lui aurait donné la force de s’opposer à égalité. Sans parler des lointains empires de l’Ancien Monde, même ceux de l’Amérique Centrale (notamment les Aztèques) étaient trop loin pour établir des contacts directs. La lecture précédente de « L’Inca, l’Espagnol et les Sauvages » montre bien que les voisins « anarchiques » des Incas, surtout ceux des forêts du versant amazonien, ont pu donner du fil à retordre au début de l’émergence de l’état inca, mais ils n’ont pas réellement empêché son développement. Cet isolement des civilisations andines, entre l’océan Pacifique et l’océan de la forêt amazonienne, est considéré par Rostworowski comme un facteur essentiel de leur originalité, car elles se sont développées presque sans influences extérieures. On pourrait en déduire que l’impérialisme, la tendance à envahir, asservir et exploiter ses voisins est donc inhérente à la « nature humaine », quelle que soit l’époque et la région, tout n’est pas la faute des méchants européens racistes, ni du « blancapitalisme hétéropatriarcal » : les impérialistes incas n’avaient pas lu « La Guerre des Gaules » et ne cherchaient pas à imiter Jules César. L’originalité de la culture des Incas ne va pas jusqu’à les rendre plus altruistes et respectueux de leurs voisins que la moyenne des autres civilisations. 

D’autre part, Rostworowski pose la question de l’usage du mot « Tahuantinsuyu » (empire des quatre quarts ou quatre points cardinaux): il pourrait selon elle être postérieur à la conquête hispanique, comme résultat d’une nostalgie de l’empire perdu, et ne correspondrait pas forcément à une notion que les Incas auraient eu d’eux-mêmes. Ce n’est pas la seule idée reçue que ce livre remet en question. 

Les premiers chapitres plongent dans les origines mythiques de la civilisation inca, étudient les difficultés de datation, de chronologie des évènements qui mènent à la fondation du royaume de Cusco, petit royaume des Andes centrales parmi d’autres qui héritent plus ou moins directement des cultures antérieures, surtout Tiwanaku (ou Tiahuanaco) et Wari (ou Huari), de cette dernière on a déjà évoqué le caractère guerrier et expansionniste. Victimes eux aussi des attaques de leurs voisins, les Incas vont finir par s’imposer comme puissance régionale d’abord, par leurs victoires, notamment sur les « Chancas ». (Dans cette phase le royaume de Cusco est une sorte de Latium andin en guerre contre ses voisins immédiats).

Rostworowski, insiste sur le caractère dual de l’organisation des sociétés andines et côtières du Pérou ancien, et de cette même dualité dans l’exercice du pouvoir politique, même si l’un des deux chefs (caciques) a toujours une prééminence sur l’autre. Cette dualité, même symbolique, implique aussi que chaque ville est divisée en deux moitiés, dont chacune a un chef. Le corollaire de la dualité, c’est la réciprocité. L’autorité s’exerce selon un rituel de don, par lequel le cacique ne demande de service à ses « vassaux » qu’après les avoir honorés, nourris, abreuvés et couverts de présents, ce qui les « oblige » à obtempérer en retour. Ce genre de rituel s’applique autant à des affaires agricoles qu’à des alliances militaires, ou autres. Il est fondamental pour ces cultures andines (qui ont toutes des origines communes en Sibérie, ne l’oublions pas), et il persistera jusqu’à la fin de l’empire Inca. Et quand le rituel de la réciprocité entre voisins ne suffit pas, il reste la force des armes. 

Un autre caractère essentiel de ces cultures est l’organisation en communautés liées à la terre (ayllus) et en lignages matrilinéaires (panacas) même si les hommes règnent, les panacas ont une influence politique énorme et leurs rivalités font et défont les Incas. Un souverain qui s’aliène le soutient de ces panacas risque fort de perdre son pouvoir. Les intrigues de cour et le clientélisme politique, chez les Incas, sont donc aussi puissants que chez les Borgias, ou dans la Cité interdite de Pékin, ou ailleurs, et les cas d’empoisonnements ne sont pas rares. (Chez nous autres primates, l’exercice apparent du pouvoir par les mâles n’est que la partie visible de l’iceberg, et les guenons tirent discrètement les ficelles). Chaque panaca entretient le culte d’un ancêtre fondateur dont elle conserve la momie, entourée de serviteurs comme si elle était vivante, et lorsque les conflits éclatent, le massacre complet d’une panaca rivale va jusqu’à la destruction de sa momie tutélaire. (La volonté de minimiser, voire d’effacer, certains règnes de la chronologie « officielle » de l’empire serait une autre cause des contradictions dans les chroniques, et des difficultés de datation pour les historiens modernes). 

Les Espagnols l’ont très vite compris, aussi quand Gonzalo Pizarro, le jeune frère de Francisco, découvrit la momie de l’Inca Viracocha (qui avait régné cent ans plus tôt au début du quinzième siècle), il la fit brûler, appliquant une vieille méthode inca dans un but doublement chrétien : extirper l’idolâtrie et renforcer le pouvoir politique espagnol. Mais les fidèles de la momie brûlée avaient encore le recours de conserver ses cendres dans une urne. (Dans le cas d’Atahualpa, dernier empereur « légitime » assassiné par Pizarro (et remplacé par un fantoche) la disparition de son corps suscite un espoir de retour qui ne peut que faire penser au cas, postérieur de cinquante ans, du roi Sébastien du Portugal). 

Ce livre est une mine d’anecdotes fascinantes ou poignantes, qui ne vont pas dans le sens du folklore, au contraire, elles remettent en question beaucoup d’idées reçues. Fascinant par exemple le fait que, ne connaissant ni l’écriture, ni les plans, les architectes incas faisaient des maquettes en trois dimensions de leurs villes et de leurs fortifications, avec de la glaise, ou bien qu’ils étaient des génies de l’irrigation.

Il y a deux points importants sur lesquels Rostworowski, remet en question des choses qui me semblaient acquises : la crédibilité du célèbre chroniqueur hispano-inca, Garcilaso de la Vega, et l’origine « équatorienne » d’Atahualpa. 

Dans le cas de Garcilaso, elle souligne ses liens familiaux avec certaines panacas impériales (dont celle de Huascar) pour mettre en doute son objectivité. De plus, sa volonté de rendre intelligibles pour les européens certains faits de l’histoire inca, l’aurait conduit à des explications trop simplistes ou éloignées de la vision amérindienne, à faire des analogies excessives avec la vision chrétienne. C’est un risque que court toute personne qui baigne dans une double culture. Surtout qu’il écrivait en Espagne, pour les Espagnols. 

Dans le cas d’Atahualpa, il est souvent dit qu’il était le fils de l’empereur Huayna Capac et d’une princesse issue d’une ethnie de l’actuel territoire équatorien, à l’extrémité nord de l’empire. Son demi-frère et rival dans la succession, Huascar, aurait été fils d’une noble de Cusco, donc plus « légitime » car « purement inca ». (C’est du moins ce qui m’a été enseigné à l’école en Equateur). Selon Rostworowski, la mère d’Atahualpa était de Cusco, autant que celle de Huascar, mais leur père aurait laissé le jeune Huascar à la capitale et emmené l’aîné, Atahualpa avec lui en partant guerroyer pour de longues années dans le nord. Huayna Capac aurait désigné comme successeur un autre de ses fils sous réserve de confirmation par un augure, mais tel ne fut pas le cas, et la mort soudaine du père (semble-t-il d’une maladie introduite, sans le vouloir, quarante ans plus tôt par les Espagnols aux Antilles) déclencha le conflit entre les héritiers. Rostworowski insiste souvent sur le fait qu’en l’absence de règles claires sur la succession des Incas, les conflits étaient fréquents et les rapports de forces entre les panacas des divers prétendants au trône étaient décisifs. L’affrontement entre Atahualpa et Huascar aurait donc été relativement « normal » si les Espagnols n’avaient fait irruption à ce moment. 

C’est au quatrième chapitre qu’est abordée la question de l’expansion rapide de l’empire. Un des motifs de cette expansion, selon Rostworowski, est une sorte d’effet « boule de neige » exigé par les rituels de réciprocité. À mesure que les Incas vassalisent les ethnies voisines, ils ont un besoin croissant de biens et de ressources pour alimenter leurs rituels politiques, et il faut aller les chercher chez les peuples plus éloignés, qui ne sont pas encore entrés dans leur réseau d’alliances. Parfois l’intimidation suffit, et dans le cas contraire, c’est la guerre. 

Rostworowski évoque parfois les Incas comme un peuple guerrier et administrateur dont la civilisation va se raffiner au contact des ethnies voisines à mesure que celles-ci sont absorbées par l’empire. Encore une analogie avec l’idée qu’on se fait du prototype des impérialismes européens, le modèle romain. De même, les Incas prendront l’habitude de ramener à Cusco les chefs ennemis vaincus pour des cérémonies de triomphe à l’issue desquelles ceux-ci sont exécutés. Ces faits, et bien d’autres, mettent à mal le parti-pris de l’auteur de na pas utiliser le terme « empire ». Les Incas font des routes, des forteresses, des ponts, des relais, des magasins de stockage de biens, et tiennent leur comptabilité sur les quipus, fameux système de codage par nœuds sur des cordes… Et font des tambours avec les peaux de leurs ennemis vaincus. (Soit dit pour ceux qui croiraient encore qu’il y a une différence entre civilisation et barbarie). 

Ce chapitre 4 étudie des cas, donne des exemples de la façon dont les Incas agrandissent leur territoire. À Ayaviri, au nord du lac Titicaca, les autochtones n’ayant pas fait allégeance à l’Inca Yupanqui sont exterminés et remplacés par des colons amenés d’une autre région. À Chincha, sur la côte Pacifique, c’est un ralliement négocié qui deviendra une alliance durable (un seigneur de Chincha est tué à Cajamarca quand les Espagnols capturent Atahualpa). La culture de Chincha est raffinée et pratique le commerce maritime côtier à longue distance, notamment celui du coquillage spondylus, considéré comme précieux. 

Autre analogie avec l’histoire de Rome : les conquêtes de certains généraux leur valent un grand prestige, mais au retour à la capitale ils sont considérés comme des menaces politiques, et des intrigues se nouent contre eux. Une constante de la « nature humaine » ?

Ce chapitre est absolument passionnant, et la liste d’ethnies combattues et vaincues aux quatre points cardinaux de l’empire est bien longue. C’est ce que j’attendais de ce livre, le détail de l’expansion impériale inca, qui précéda sa chute abondamment étudiée dans mes lectures antérieures. Il se confirme que ce développement rapide ne permet pas la consolidation de l’état, en même temps que persistent les rancoeurs des vaincus vassalisés, qui verront dans l’arrivée des Espagnols une chance de se libérer, avant de déchanter. J’y reviendrai plus loin.

Le cinquième chapitre étudie en détail la querelle successorale entre Atahualpa et Huascar, et toutes ses causes : le contexte culturel, politique, militaire, avec les guerres en cours contre les ethnies du nord de l’empire (actuel Equateur) notamment les Cañars ou Cañaris. Juste avant de tomber aux mains de Pizarro, Atahualpa avait gagné cette guerre civile, il était au sommet de sa puissance, et l’incursion de moins de 200 étrangers ne lui fit pas peur. Huascar était son prisonnier, et les partisans d’Atahualpa à Cusco avaient massacré la panaca de Huascar, y compris les femmes, les enfants et les momies, ainsi que leurs serviteurs. La momie de Tupac Yupanqui, grand ancêtre de ce lignage, fut brulée en rase campagne. Prisonnier à son tour des Espagnols, Atahualpa fit passer à ses partisans l’ordre d’exécuter Huascar, fait dont Pizarro se servit ensuite pour le condamner à mort. (Il y aurait là de quoi écrire une tragédie antique). 

Notons au passage que le chroniqueur Guaman Poma de Ayala rapporte les conditions déplorables de la détention de Huascar (avant son assassinat), aux mains d’une armée fidèle à Atahualpa. Un groupe d’Espagnols, éclaireurs ou messagers de Pizarro, en fut témoin, alors qu’Atahualpa était déjà prisonnier des Espagnols à Cajamarca. Plus de précisions ici : http://eduardoramoslaynes.blogspot.com/2012/03/el-asesinato-del-inka-wasqha.html

Dans la seconde partie du livre, aux chapitres 6, 7 et 8, l’auteur étudie la société et l’économie de l’empire Inca, et ce qui m’a le plus intéressé, le commerce maritime du peuple chincha. La bibliographie et l’index sont très riches, et Nathan Wachtel y occupe une bonne place. Des lectures très complémentaires. Mais si je ne m’étends pas davantage sur le livre de Rostworowski, c’est parce que j’ai parallèlement trouvé sur internet un bon nombre d’articles de la presse grand public, et de publications universitaires dont je vais nourrir la suite de mes élucubrations.

 

Mon fil rouge reste l’idée selon laquelle le colonialisme, l’impérialisme, l’asservissement d’autres peuples ne sont pas des inventions ni des exclusivités européennes, ni des produits du « capitalisme », ou de la « modernité » : ils existent bien antérieurement à ces deux phénomènes dont les définitions restent d’ailleurs à préciser. Colonialisme et impérialisme se développent même dans une région extrêmement isolée du reste du monde comme l’Amérique andine, en dehors de toute influence économique ou culturelle européenne, comme le prouve l’histoire des Incas. 

Il faut toute la mauvaise foi politico-mafieuse d’un Sarkozy partant à la pêche aux voix de l’extrême-droite pour lancer un débat sur les «aspects positifs » de la colonisation. C’est une approche délibérément perverse. D’autre part, il est tout aussi pervers de prétendre qu’il y aurait des culpabilités collectives et héréditaires, comme le font certains de ceux qui se drapent dans une bannière « décoloniale ». Surtout quand ces culpabilités sont à géométrie variable, et incombent à certains, quand d’autres en sont miraculeusement exemptés. Impérialisme et colonialisme ont été, hélas, le principal moteur de l’histoire de l’humanité, la machine à détruire des mondes et en faire naître d’autres, comme le dieu Shiva. Ni la « modernité », ni le capitalisme, ni le marxisme, n’en sont les causes, ils en seraient même les effets. Parler des « aspects positifs » de la colonisation n’a aucun sens. Peut-on parler des « aspects positifs » des invasions mongoles ? Positifs en quoi ? Positifs pour qui ? Des « aspects positifs » de l’impérialisme inca ? Ou de l’impérialisme turc ? Les « aspects positifs » de l’histoire de l’humanité, qui est un fleuve de sang et d’abominations ? Grande civilisation et grande barbarie vont main dans la main, et les schémas manichéens des « décoloniaux » et autres « intersectionnels » sont d’une indigence pathétique. N'oublie jamais que les ancêtres d'une de tes mains ont envahi, colonisé, massacré, violé et réduit en esclavage ceux de l'autre main. Et vice versa. Il est temps d'exiger des réparations !

Loin de moi pour autant l’idée de défendre les empires : dans un monde de sept milliards d’habitants, menacé par des milliers de bombes thermonucléaires, ils n’ont plus leur place, au sens propre. Il n’y a presque plus de zones « tampons » ou « molles » qui leur permettent de grossir. L’affrontement est inévitable, et sera apocalyptique. Comme je ne crois pas non plus à la « libération nationale », à la balkanisation et au repli sur « l’état nation », il ne nous reste que la voie étroite et complexe du fédéralisme, des confédérations multiples, des ensembles gigognes, des multi-appartenances individuelles et collectives. Mais je ne vois pas grand monde s’y engager, et je ne suis pas optimiste : ne nos jours Shiva a des bombes H dans toutes les mains.

 

LE RÔLE DES AUTOCHTONES ALLIES AUX ESPAGNOLS CONTRE LES INCAS.

Mais revenons à nos Incas. J’ai trouvé cet article se rapportant au rôle joué par certains peuples autochtones, ralliés aux Espagnols, dans la chute de l’empire : « Los Cañaris y la conquista española de la Sierra ecuatoriana, otro capítulo de las relaciones interétnicas en el siglo XVI »  par Udo Oberem (1923-1986) ethno-historien allemand, spécialiste de l’Equateur, qui mentionne le péruvien Waldemar Espinosa Soriano (né en 1936) en évoquant l’évolution des chercheurs qui s’intéressent de plus en plus à l’histoire du point de vue des autochtones, comme Nathan Wachtel à la même époque. Ici il s’agit des Cañaris, dont l’histoire est édifiante.

https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1974_num_63_1_2130

Tout d’abord, un simple coup d’œil à quelques articles sur Pizarro permet de reconstituer la chronologie de l’irruption des Espagnols au Pérou. Il y aura trois expéditions au départ des côtes Pacifique de l’Amérique centrale, et des navigations précaires le long des côtes en direction du Sud. Les deux premières tentatives sont des échecs, et elles permettent aux Incas d’être informés de l’arrivée de ces « étranges étrangers ». 

Première expédition, 1524-1525 : Deux navires, une centaine d’Espagnols, un nombre indéterminé d’indiens du Nicaragua (qui écrira leur histoire ?), des chevaux, des chiens de guerre. Navigation le long des côtes des états actuels du Panama et de Colombie (isthme de Darien, une des régions les plus arrosées au monde). Pizarro commande le « Santiago » et Almagro le « San Cristobal ». Les deux doivent se séparer pour cause de famine, le « San  Cristobal » doit retourner au port de départ chercher des vivres, et ils auront du mal à se retrouver. Chacun à son tour les deux équipages tomberont dans une embuscade au même endroit nommé  "el Fortín del Cacique de las Piedras", lieu tenu par une tribu particulièrement combative (et présumée cannibale), et c’est chaque fois une défaite cuisante pour les Espagnols obligés de rembarquer et fuir, laissant des morts sur le terrain. Pizarro est blessé, et Almagro y perd un œil. Les deux navires ne se retrouvent que sur le chemin du retour vers Panama. Devant ce résultat, le gouverneur de Panama veut interdire toute nouvelle expédition, puis il cède en imposant Almagro comme adjoint à Pizarro. (C’est sans doute le début d’une accumulation de rancoeurs qui aboutiront à une terrible guerre entre les conquérants du Pérou). 

Deuxième expédition, 1526-1527 : Deux navires (sans doute les mêmes car on peut supposer que les capacités de construction des charpentiers espagnols de Panama étaient limitées, en l’absence de canal entre les deux océans) et trois chaloupes ou pirogues. Quatre-vingt Espagnols, quelques Noirs esclaves et encore des Indiens du Nicaragua. Difficile progression sur mer et sur terre le long des côtes actuelles de Colombie et d’Equateur, au passage en attaquant à nouveau la tribu qui avait infligé deux défaites au premier voyage. Un des bateaux, envoyé plus au sud, à la hauteur de la ville actuelle d’Esmeraldas rencontre un radeau à voile mené par des indigènes faisant du commerce côtier, et qui disent provenir d’un port nommé Tumbes, plus au sud. Trois d’entre eux sont capturés (qui racontera leur histoire ?). Pendant ce temps, Almagro est encore allé chercher des renforts à Panama. Malgré tout, certains Espagnols se découragent et veulent rentrer à Panama, la mutinerie couve. Sur une plage de l’île « del Gallo » dans les mangroves de la côte colombienne, Pizarro exige un choix : une douzaine lui restent fidèles. Les autres rentrent à Panama, tandis que les fidèles sont déposés sur l’île Gorgona (avec les trois Indiens de Tumbes, entretemps baptisés catholiques) où ils vont passer six mois à attendre le retour des bateaux. Ils repartent alors vers le sud, passant le golfe de Guayaquil et rencontrent de nouvelles embarcations provenant de Tumbes, ville où ils sont très bien reçus grâce à leurs guides, et dont la prospérité les impressionne. Ils poursuivent leur exploration un peu plus vers le sud de la côte péruvienne, où un marin du nom de Bocanegra déserte de l’équipage (qui racontera son histoire ?). Sachant qu’ils ont enfin trouvé le royaume de Birù ou Perù, ils retournent à Panama. 

Un crochet par l’Espagne, 1529 : Le gouverneur de Panama ne voulant pas autoriser la conquête du Pérou sans l’accord du roi d’Espagne, Pizarro retourne au pays. (Il emmène avec lui les trois marins de Tumbes convertis au catholicisme, de l’or, des lamas du Pérou…) Comme il y avait laissé des dettes impayées, il est d’abord emprisonné, mais sa famille le fait libérer. Il obtient enfin de la couronne des ordres et des titres pour lui-même et ses compagnons, puis recrute plusieurs membres de sa famille et retourne à Panama. Almagro n’étant pas satisfait de ce que lui a obtenu Pizarro auprès de la couronne, c’est une nouvelle dispute et encore des marchandages, ferments de la future guerre civile.

Troisième expédition, 1531-1532 : Nouveau départ de Panama vers le sud, jusqu’aux côtes de l’actuel Equateur, dans le golfe de Guayaquil, sur l’île Puna. Après un premier accueil amical, c’est l’affrontement avec les indigènes, mais par chance un nouveau bateau d’Espagnol et d’Indiens du Nicaragua arrive en renfort. En arrivant à Tumbes, les Espagnols trouvent la ville détruite par la guerre civile inca, et sont attaqués, perdant trois hommes. Ils finissent par retrouver le chef qui les avait bien reçus au voyage précédent. Pendant ce temps ils sont discrètement espionnés par un fidèle partisan d’Atahualpa. L’expédition qui va conquérir le Pérou se compose alors de moins de 200 Espagnols (dont une prostituée du nom de Juana Hernández), et un nombre indéterminé de serviteurs Noirs (probablement en partie natifs d’Espagne) et d’Indiens du Nicaragua et du Guatemala, menés par Sebastiàn de Belalcazar, qui jouera aussi un rôle important avec Pizarro et Almagro. 

Los nicaraguas en la conquista del Perú

Tal es el título del cuarto libro de Mario Urtecho (diciembre, 1954), precedido por sus cuentarios (Voces en la distancia, 2002; Clarividencias, 2011), y un neotestimonio (¡Los de Diriamba!, 2006 y 2010). Se trata de una valiosa investigación histórica sobre el aporte indígena de la recién creada provincia española de Nicaragua en la conquista del Perú.

https://www.elnuevodiario.com.ni

En résumé, du point de vue des Incas (qui ont remarqué que ces étrangers font de brèves apparitions séparées par de longues disparitions), on peut souligner que Pizarro ne bénéficie d’aucun effet de surprise, car ses expéditions précédentes, et les défaites subies,  les espagnols ne sont pas des dieux, et même s’ils disposent d’armes et de montures jamais vues (37 chevaux), cela ne saurait compenser leur faible nombre, même en comptant leurs auxiliaires Nicaraguas. Les Indiens du Nicaragua sont une force militaire, mais leur pays est à des milliers de kilomètres de l’empire Inca, ils ne connaissent pas le Pérou et ne peuvent être considérés comme des alliés « de l’intérieur ». Il n’y a donc rien qui puisse inquiéter un Atahualpa qui dispose de dizaines de milliers de combattants aguerris par des années d’une guerre civile qu’il est en train de gagner. Sans l’aide de certains vassaux des Incas, l’entreprise de Pizarro était vouée à l’échec, et c’est là que l’article de Udo Oberem est édifiant ! 

Dès l’arrivée de Pizarro à Tumbes en 1532, une délégation de Cañaris se présente pour lui demander de l’aide contre Atahualpa. Or il y a entre 100 et 200 kilomètres entre le port habité par l’ethnie Tallàn, et le territoire des montagnards Cañaris. Il semble que la nouvelle de l’arrivée des « étranges étrangers » leur était déjà parvenue à la précédente expédition. Dans la deuxième moitié du XV° siècle l’empereur Tupac Yupanqui avait conquis leur territoire (sud de l’actuelle république de l’Equateur), évènement encore récent, donc en 1532. Un certain nombre de Cañaris avaient été déportés vers la région de Cusco, tandis que l’empereur envoyait des gens d’autres régions de l’empire pour coloniser le territoire des Cañaris. L’empereur suivant, Huayna Capac, (père d’Atahualpa et Huascar), avait enrôlé des Cañaris pour faire la guerre plus au nord, contre les Caranquis. Après la mort de Huayna Capac, une bonne partie des Cañaris, décida de soutenir le prétendant Huascar, contre Atahualpa. Ce dernier fut même un temps le prisonnier des Cañaris dans leur ville de Tomebamba (Tumipampa), mais il parvint à s’évader. Quand la guerre tourna en sa faveur, Atahualpa se vengea très durement des Cañaris, allant jusqu’à faire exécuter une délégation d’enfants envoyés en signe de paix, détruire Tomebamba et massacrer sa population. Pour ces raisons les Cañaris demandèrent la protection de Pizarro. (Il est amplement question des Cañaris dans le livre «L’Inca l’Espagnol et les Sauvages » que j’ai commenté dans la première partie de cet article).

Les Espagnols avaient d’autres priorités, ils craignaient sans doute de se lancer dans une guerre sans bien connaître les rapports de force, et leur priorité était de rencontrer Atahualpa, mais ils permirent à la délégation des Cañaris de se joindre à eux. Udo Oberem tient ses informations d’un document relatant la vie d’un cacique cañari qui fit partie de la délégation, et assista à la capture d’Atahualpa par Pizarro à Cajamarca. 

Une fois l’ennemi Inca prisonnier des Espagnols, les Cañaris devinrent leurs meilleurs alliés dans la conquête du nord de l’empire qu’ils connaissaient très bien (actuel Equateur), mission confiée à Belalcazar par Pizarro en 1533-1534, et par la suite sur les versants amazoniens (cf « L’Inca l’Espagnol et les Sauvages »). Mais dès les années 1540, les abus commis par certains Espagnols commencent à provoquer des rebellions même chez les Cañaris. Trop tard. 

Quand la guerre civile éclatera entre « pizarristes » et « almagristes », la plupart des indigènes, comme les  Espagnols, vont se diviser ou balancer d’un côté à l’autre en fonction des évènements. D’autre part les Cañaris qui avaient été implantés de force dans la région de Cusco par les Incas restèrent fidèles aux Espagnols au moment où l’Inca Manco Capac se révolta contre les étrangers. L’article cite d’autres ethnies de l’empire, comme les Chachas et les Huancas, qui se rallièrent aussi aux Espagnols. 

Il est probable que les Cañaris, comme les Incas et bien d’autres habitants de l’empire, pensèrent au début que les Espagnols n’étaient que de passage, et que leur troisième apparition serait presque aussi brève que les précédentes. Cela aurait certainement été le cas sans la mise en place d’une noria de bateaux entre Panama et Tumbes dans les années suivantes, et il serait passionnant d’avoir les détails de cette « logistique » : nombre et fréquence des traversées, composition des équipages, nombre d’indiens Nicaraguas, naufrages éventuels, on peut imaginer que ce fut la ruée, mais si loin de l’Espagne, au bout du bout de toute une chaîne d’approvisionnements, les chances de succès de l’entreprise ont tenu à bien peu de chose ! On peut aussi se demander combien d’autochtones péruviens aujourd’hui ont des ancêtres au Nicaragua. 

Pour l’anecdote, en septembre 2020 à Popayan dans le sud de la Colombie, un groupe d’indigènes, touchés par la pandémie « décoloniale » du déboulonnage de statues, fit tomber celle du conquérant espagnol Belalcazar (ou Benalcazar) qui avait fondé cette ville lors de son expédition accompagnée par les Cañaris. En Equateur, pays voisin un peu plus au sud, dont la capitale, Quito, fut fondée (au moins dans sa configuration coloniale) par le même espagnol, un commentateur facétieux demanda s’il faudrait aussi faire tomber les statues d’Atahualpa et de ses généraux pour venger le massacre des Cañaris. À ce jeu de la surenchère victimaire, la plupart des « grands hommes » étant de grands criminels, il ne restera pas grand monde debout. 

 

DES ELITES INCA HISPANISEE LOYALES À UNE ESPAGNE, OU À L’AUTRE.

Il est à noter que Francisco Pizarro fut assassiné en 1541 par un almagriste, mais il avait épousé une sœur d’Atahualpa et Huascar, et leur fille née en 1534 est considérée comme « la première métisse du Pérou ». Elle a fini ses jours en Espagne en 1598, et Maria Rostworowski a écrit sa biographie. Elle ne fut pas la dernière métisse, et j’ai trouvé un autre article sur ce sujet : « Los incas borbónicos: la élite indígena cuzqueña en vísperas de Tupac Amaru » de David T. Garret.  

http://www.revistaandinacbc.com/wp-content/uploads/2016/ra36/ra-36-2003-01.pdf

L’article commence par une anecdote surprenante : en juin 1824, pendant la guerre d’Indépendance péruvienne, Lima étant tombée aux mains des insurgés de Bolivar, le Vice-Roi espagnol s’était réfugié à Cusco. C’est alors qu’il reçut une pétition de la part d’un groupe d’aristocrates incas qui lui demandaient de maintenir leur tradition « pratique ancienne depuis des temps immémoriaux » (en fait deux siècles) qui consistait à défiler la veille de la fête de Saint Jacques (Santiago) avec l’étendard royal « en mémoire du triomphe de nos invincibles armes catholiques ». Cet exemple illustre le niveau d’acculturation d’une aristocratie inca, hispanisée et catholique, qui veut manifester sa fidélité à un système colonial aux abois, qui sera bientôt remplacé par un autre système colonial, tout aussi dur, cette fois aux mains des créoles. Bien entendu, on n’oublie pas que d’autres nobles incas hispanisés ont poursuivi la résistance commencée dès l’arrivée des espagnols, dans le royaume indépendant de Vilcabamba (déjà évoqué dans la première partie de cet article) qui sera vaincu en 1572 (mort de Tupac Amaru I), puis la grande révolte de Tupac Amaru II, entre 1780 et 1782, qui sera à son tour écrasée. Il ne s’agit pas ici de prendre parti, pour les uns ou les autres, cela n’a plus de sens et ne serait qu’une posture morale sans grand danger ni mérite, juste une manière d’usurper les mérites de gens morts depuis des siècles. Il s’agit simplement de montrer la complexité d’une réalité qui ne peut se résumer à une description manichéenne. (Tous les empires ont fait apparaitre des groupes qui leur étaient favorables parmi les peuples vassalisés, n’oublions pas les Chinchas, dont le seigneur était un fidèle ami d’Atahualpa, et fut tué lors de la capture de son empereur par Pizarro). 

Les humains ne choisissent pas le contexte historique dans lequel ils naissent, ni les dilemmes historiques qui leur tombent dessus, ni les retournements de veste qu’impose la survie, ni le bagage culturel avec lequel ils doivent faire leurs choix, qui n’est pas celui des petits donneurs de leçons « décoloniales » du vingt-et-unième siècle. Un peu d’indulgence envers les morts des siècles passés éviterait peut-être que le sang coule à nouveau. « Frères humains, qui après nous vivez, N'ayez les coeurs contre nous endurcis… » disait Villon, suivi par Brassens avec « Les deux oncles » et « Mourir pour des idées ». 

https://www.persee.fr/docAsPDF/carav_0008-0152_1979_num_33_1_2198.pdf

Suite à l’invasion française de l’Espagne, et la mise sur le trône d’un frère de Napoléon, le parlement de Cadix veut instaurer une monarchie constitutionnelle, et vote la constitution de 1812 qui donne la pleine citoyenneté espagnole aux Indiens. Il en résulte en 1814-1815 une révolte à Cusco, menée par une partie de l’élite inca en faveur de la constitution de Cadix, contre le Vice-Roi resté fidèle à l’absolutisme. On voit donc des élites inca qui s’estiment partie prenante dans la dispute interne à l’Espagne. Il y a d’ailleurs au moins un député hispano-inca au parlement de Cadix, Dionisio Inca Yupanqui. (Un de ses frères, inspecteur des finances des armées, s’est battu contre l’invasion française en Aragon, avec un zèle insuffisant selon certains, et il sera jugé pour collusion avec l’ennemi, condamné à 8 ans de réclusion, mais réhabilité avant le terme de sa peine). Dionisio au parlement de Cadix se fait remarquer par ses discours progressistes. 

En 1816, le congrès de Tucuman, dans le nord de l’Argentine actuelle, prépare la guerre d’Indépendance contre l’Espagne, et envisage de doter l’Amérique australe indépendante d’une monarchie constitutionnelle et de confier le trône à un descendant des Incas. Dionisio Inca Yupanqui aurait été envisagé comme prétendant. Le projet est défendu par Manuel Belgrano et le général San Martin, qui s’était lui aussi battu en Espagne contre les Français, avant de retourner en Amérique et prendre le parti de l’Indépendance. (Ironie de l’Histoire, un grand nombre de cadres de l’armée de San Martin étaient d’anciens combattants napoléoniens qui avaient fui le retour de la monarchie en France). Cette restauration incaïque (sous la tutelle de l’oligarchie créole, tout de même) aurait fait de Cusco la capitale, et les représentants de Buenos Aires s’y opposèrent farouchement. (J’aimerais bien écrire une uchronie sur ce thème). 

Ainsi, du XVI° au XIX° siècle, une grande variété de situations historiques et de choix des uns et des autres démontre l’inanité des discours ultra-simpliste d’une certaine « gauche » identitaire qui ne voit que des « opprimés » et « oppresseurs » éternels et intrinsèques, et se prévaut d’une soi-disant légitimité « décoloniale » pour promouvoir des discours de « purification », de « repentance», de « réparation », qui ont de forts relents nauséabonds de religions et un penchant « anti-moderne » qui n’a rien à envier à l’extrême-droite. 

https://nojurarenvano.lamula.pe/2020/07/28/la-independencia-del-peru-el-cuzco-y-los-incas/lucianovalderrama/

Le Pérou est un pays fascinant que je connais trop peu, avec une littérature particulièrement riche, une histoire contemporaine pleine de violences et de contradictions (je fais ici l’impasse sur le phénomène abominable du « Sentier Lumineux », et bien d’autres), une culture musicale et populaire très créative et complètement kitsch, il est impossible de faire le tour de tout ce que ce pays a de passionnant, même dans l’horrible et l’effrayant, comme un génie particulier dans  la production de courants politiques déconcertants (il y a même des groupuscules nazi-péruviens) si on essaye de les classer dans les grilles habituelles de l’Europe. Bien conscient qu’il m’est impossible d’être exhaustif en deux articles de blog, je vais conclure avec le cas de l’ethnocacérisme, car il me semble particulièrement représentatif de la facilité avec laquelle un discours « décolonial » peut virer au fascisme pur et simple. 

 

ETHNOCACERISME, UN « NAZISME  DECOLONIAL ».

Commençons par l’étymologie du terme : « ethno » parce qu’il s’agit d’une idéologie identitaire suprémaciste et ouvertement raciste, qui se réfère à un supposé héritage impérial Inca. Quant au « cacerisme », il dérive du nom d’un général qui incarna la résistance à outrance contre les envahisseurs chiliens lors de la « guerre du Pacifique » autour des années 1879-1880, tandis que les Chiliens occupaient toutes les régions côtières du Pérou jusqu’à Lima. La résistance de Càceres s’organisa dans les Andes (avec le soutien de la Bolivie), tandis que le gouvernement « créole » de Lima était considéré comme capitulard. L’ethnocacérisme considère le Chili comme l’ennemi juré, et oppose le Pérou montagnard « autochtone » aux « blancs » ou « créoles » de la capitale, qui seraient vendus aux intérêts étrangers. C’est donc un ultranationalisme qui revendique l’héritage impérial inca, et rejette ce qui est hispanique ou européen, donc « colonial ».

L’ethnocacérisme s’incarne principalement dans la famille Humala. Isaac Humala, le père, né en 1931, est le fondateur et l’idéologue, passé dans sa jeunesse par le communisme orthodoxe, où il côtoya le futur écrivain Mario Vargas Llosa. La mise en œuvre du projet politique incombe principalement à deux de ses fils, anciens militaires de l’armée péruvienne, impliqués tour à tour dans des mutineries plus ou moins violentes : Ollanta, le « modéré » qui a déjà été président de 2011 à 2016, à nouveau candidat en 2021(trop modéré selon le patriarche), et Antauro le « radical », plus conforme à l’idéologie de son père : c’est donc à lui qu’on va s’intéresser ici. 

Né en 1963, il a fait une carrière militaire, c’est le 1 janvier 2005 qu’il se livre à son principal coup d’éclat avec quelques 150 réservistes dans la ville d’Andahuaylas, une tentative de coup d’état pour exiger la démission du président Toledo. L’implication de son frère Ollanta reste floue. Arrêté, Antauro fut condamné en 2009 à 25 ans de prison. Toujours détenu actuellement, il est allié au parti UPP du candidat Vega Antonio pour l’élection présidentielle de 2021, son épouse figurant comme candidate à la vice-présidence. Son frère Ollanta est candidat à la présidence sous ses propres couleurs, signe sans doute d’une rupture. Antauro était donc détenu en 2017 à l’époque de cette interview :

https://disonancia.pe/2017/11/05/antauro-y-los-dos-motores-de-la-historia/

Dans cette interview, Antauro Humala, comme tout bon fasciste, essaye de ratisser à droite et à gauche, à la Soral (gauche du travail, droite des valeurs ou bien, ni droite ni gauche dans la version FN) le nazillon français dont les convergences idéologiques avec le PIR, notamment sur l’antisémitisme, ont été démontrées. Ainsi, quand on demande à Antauro ce qu’il voudrait dire à la gauche péruvienne, il commence par rattacher à la gauche la résistence inca aux espagnols, pour ensuite récuser la gauche marxiste (y compris le Sentier Lumineux) comme une branche morte. La branche vive serait donc une « gauche nationaliste » et « ethnique » : on est là en plein dans le confusionnisme « rouge-brun ». Il affirme que la gauche péruvienne doit se démarquer du marxisme jugé eurocentrique, pour « ethnonationaliser la théorie et la pratique de la gauche ». Le journaliste ajoute que Humala déploie « une théorie qui a compris les enseignements des politiques d’identités et de la pensée décoloniale », et que « la lutte des cultures prévaut sur la lutte des classes » en tant que moteur de l’histoire. Je ne trancherai pas sur cette question théorique, ce qui m’intéresse c’est que ce genre de discours est bien assez caractéristique de l’extrême-droite identitaire, quel que soit le terroir dont elle se réclame. Ici bien entendu c’est la « race andine » (race de bronze, race de cuivre) qui est exaltée, pas la « race aryenne », subtile nuance. 

D’ailleurs, les oripeaux adoptés par l’ethnocacérisme en disent assez long par leurs ressemblances frappantes avec ceux du nazisme (voir photo). Militarisme, millénarisme, racisme, antilibéralisme (mais de quel libéralisme parle-t-on ?), rejet de la modernité « occidentale » et des « lumières » (pour faire simple), repli sur l’identité nationale, homophobie, antisémitisme, tout y est. C’est à se demander si certains « décoloniaux » copient le nazisme, ou si le nazisme était un précurseur des « décoloniaux » (Voilà, j’ai gagné mon point Godwin !). D’ailleurs, le « nazisme péruvien », fondé sur la haine du Chili, définit ce pays voisin comme celui « qui a le plus de juifs dans son gouvernement après Israël ». 

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Au centre, Antauro Humala.

 

Mais outre son condor et sa croix évoquant l’aigle et la croix gammée, avec ses couleurs noir-blanc-rouge, l’ethnocacérisme arbore aussi le drapeau en damier multicolore (la wiphala) des mouvements indigènes andins, dont les revendications les classeraient plutôt à gauche, voire très à gauche, avec des tendances écologistes anti-extractivistes, mais aussi identitaires. La figura la plus connue internationalement est le (ex)président bolivien Evo Morales, qui n’est pas du tout ethnocacériste, quoi qu’on puisse lui reprocher, ou non, par ailleurs. (Il faut noter malgré tout, que le portrait d’Evo Morales a été utilisé sur des affiches électorales ethnocacéristes au Pérou, mais on ne sait pas s’il a donné son accord). 

Il ne s’agit pas de faire un nazi de toute personne se réclamant de l’idéologie « décoloniale ». Il s’agit d’alerter sur le flou idéologique et l’inconsistance d’un courant de pensée qui est perméable à bien des infiltrations, et susceptible des pires dérives. Ce n’est pas parce que « le colonialisme c’est vilain » que se déclarer « décolonial » fait de qui que ce soit un parangon de vertu politique et humaniste. L’étiquette « décoloniale » est un fourre-tout, il faut donc être très prudent, comme avec toutes les étiquettes. En France, le cas du PIR est assez criant, on a vraiment un loup fascisant sous une peau d’agneau « décolonial ». Au Pérou, avec l’ethnocacérisme, c’est encore plus effrayant, quand on pense que cette mouvance a deux candidats à la présidentielle de 2021 : Ollanta Humala, et Vega Antonio qui semblerait être l’homme de paille d’Antauro Humala (toujours en prison et qui s’est longtemps déclaré opposé aux élections et partisan d’une prise de pouvoir par la force). 

http://www.desco.org.pe/recursos/sites/indice/58/261.pdf

Quand il s’agit de rechercher des alliances, l’ethnocacérisme sait ratisser large comme le montrent certains exemples. En avril 2018, un parlementaire fujimoriste (autre parti politique nauséabond et corrompu du Pérou, prototype de la classe politique que l’ethnocacérisme prétend renverser) a communiqué une photo d’un groupe armé réunissant des militants ethnocacéristes et des combattants d’un résidu encore actif du « Sentier Lumineux ». Plus inquiétante peut-être, est l’émergence politique d’un mouvement sectaire millénariste connu sous le nom de FREPAP, Front Populaire Agricole du Pérou. Au départ il s’agit d’un mouvement sectaire évangélique créé par Ezequiel Ataucusi, un « prophète » à la fin des années 60, qui fonde des colonies agricoles théocratiques dans la région amazonienne du Pérou, et prétend obéir strictement aux dix commandements de la bible. À partir de 1990, le mouvement se politise et participe à des élections avec des scores minimes (mais certains de ses rares élus se vendront aux fujimoristes). Soudain en 2020, il monte à plus de 8% des voix et obtient 15 sièges au parlement. 

Le FREPAP, outre son caractère théocratique, mêle des affinités autant avec le « Sentier Lumineux » (retour à la terre, révolution populaire mao-polpotiste) qu’avec l’ethnocacérisme (nationaliste, identitaire, homophobe, pour la restauration morale de la grandeur inca et du Tawantinsuyu).

Malgré son caractère religieux « judéo-chrétien » le mouvement trouve une certaine sympathie chez les ethnocacéristes, comme on peut le lire ici :

https://larepublica.pe/politica/2020/01/28/frepap-lo-que-anturo-humala-dijo-sobre-ezequiel-ataucusi-y-su-movimiento-en-su-libro-elecciones-2020-congreso/?ref=lre

Dans son livre ou manifeste politique, Antauro Humala estime que Ezequiel Ataucusi s’est révolté contre « cinq siècles d’apartheid écclésiastique, judéo-chrétien, occidental et blanc » (c’est beau comme un texte de Houria Bouteldja). Humala concède aussi que l’idéologie théocratique du FREPAP conjugue le « code moral andin » avec l’ancien testament biblique sans pour autant se lier au sionisme. Et que le « prophète » du FREPAP a exclu de sa doctrine le nouveau testament et la « figure du Christ », car « l’idiosyncrasie et la morale andines sont plus compatibles avec la sévérité du Jéhova judaïque qu’avec le message prostitué du christianisme ». (En bon athée, je me gausse de ces contorsions théologiques à finalités électoralistes).

Arrivant à la fin de ce parcours de près de 1500 pages de lectures sur l’empire Inca, de ses origines précolombiennes à son éventuel avenir post-colonial ou « décolonial » et ethnocacériste, il semble difficile d’échapper à l’éternelle interrogation de Vargas Llosa (qu’on aime ou pas ce personnage) : « ¿En qué momento se había jodido el Perú? », « À quel moment le Pérou a-t-il foiré ? ». Bien malin qui pourrait le dire, car il y a peut-être eu plusieurs moments, et il en reste d’autres à venir…

Si on voulait prendre l’embuscade de Cajamarca et la capture d’Atahualpa comme le moment de rupture, on se dirait avec ironie que Pizarro se serait peut-être retenu, s’il en avait connu les conséquences à cinq siècles de distance. La rencontre brutale d’un jeune Inca sanguinaire et d’un soudard analphabète débarquant du fond de l’Extrémadure, il a fallu ça pour que nous héritions de José Marìa Arguedas, de Manuel Scorza, de Bryce Echenique, de Martin Roldan Ruiz, de Jorge Cuba-Luque, de la cuisine péruvienne, de « Los Mirlos », de « Leuzemia » et « La Sarita », de la « tecnocumbia femenina », de la « Tigresa del Oriente », du « Sentier Lumineux », d’Alan Garcia, de Fujimori, du clan Humala… Le Pérou n’a pas fini de m’épater, CSM ! 

 

 

 

 

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