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Dix ans de retard
18 septembre 2021

2021 : 18 septembre: Anatoli Kim

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Anatoli Kim est un écrivain russe d’origine coréenne, né en 1939. Il est issu d’une communauté installée dans l’empire russe au dix-neuvième siècle, puis déplacée dans diverses régions au gré de l’histoire tumultueuse de l’Union Soviétique. Ces deux livres étaient sur mes étagères depuis le milieu des années 90, je les avais achetés après en avoir lu une critique dans la presse, et j’ai longtemps tourné autour avant de passer à l’acte de lecture. C’est donc vers 2015 que j’ai lu « L’écureuil », et tout récemment « Notre père, la forêt ». Anatoli Kim est aussi traducteur littéraire, du coréen et du kazakh vers le russe.

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De « L’écureuil » j’ai gardé le souvenir d’images qui m’évoquaient les dessins animés de Hayao Miyazaki et d’Isao Takahata. Il y a certainement un très vieux fond culturel commun, qui remonte à la préhistoire de l’extrême-orient (et bien au-delà, car ceux qui ont peuplé les Amériques aux époques glaciaires l’ont emporté dans leurs bagages, même si la source de toutes les croyances se trouve sans doute en Afrique), un vieux fond d’animisme, de chamanisme sibérien, qui se manifeste dans la tradition shinto qui imprègne l’œuvre de Miyazaki, comme dans la tradition coréenne héritée par Anatoli Kim. (Et sa conversion tardive au christianisme n’y peut rien). Mais revenons à notre écureuil : dans le monde de ce roman, certains animaux vivent sous une apparence humaine, parmi les vrais humains, qui eux n’en savent rien. Les principaux personnages de cette histoire, dont l’écureuil lui-même, sont quatre de ces animaux camouflés en étudiants en arts, qui rêvent de devenir de grands peintres. Mais leur double nature et leur aptitude à se métamorphoser sont lourdes à porter, et ne feront pas leur bonheur… Le seul qui deviendra un grand peindre le payera au prix fort : revenu après sa mort, ses tableaux resteront invisibles aux yeux du monde.

« Notre père la forêt » est le livre le plus connu de Kim. C’est celui que j’avais acheté en premier (17 juillet 1996, en ce temps-là je marquais tous mes achats de livres), et l’un de mes records en retards de lectures, discipline où j’excelle…  D’autant plus que la lecture s’est étirée au-delà de mes prévisions, tout au long d’un été assez chamboulé.

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C’est un roman-fleuve de 375 pages en seulement 5 chapitres, fleuve par la quantité et la complexité des destins qu’il charrie, avec la puissance d’une crue qui dévaste la chronologie, les identités, les histoires, les vies, les morts, la réalité, les rêves et les cauchemars… Il y a parfois de quoi s’y perdre, mais on ne peut échapper à la force du courant.

Même s’il y a un grand nombre de protagonistes, le récit est centré principalement sur trois hommes, les Touraev, Nikolaï le grand-père, Stépan, le père et Gleb le fils, trois générations d’une famille de petite aristocratie rurale, qui vont subir tous les désastres du vingtième siècle. Tantôt à la troisième personne, tantôt à la première, le narrateur joue du temps comme d’un accordéon qu’il étire ou comprime, ramenant alors sur un même lieu des évènements très distants dans le temps, qui en deviennent presque simultanés : ce qui est arrivé il y a bien longtemps est encore là, à peine perceptible comme un fantôme, au moment où se produit autre chose, dans un certain présent, au même endroit. Mais qui est ce narrateur ? On comprend peu à peu qu’il est la forêt, le père créateur d’une infinie progéniture d’arbres et d’humains qui ne se différencient guère, dans lesquels il s’incarne tour à tour, passant d’une nature végétale à une nature animale comme on nait ou on meurt, dans un sens ou dans l’autre, poussant la virtuosité jusqu’à changer de peau entre le début et la fin d’une phrase…

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Anatoli Kim, bien que converti au christianisme à 40 ans, nous transmet une vision cosmique et panthéiste du monde, pleine de métempsychose, où un humain mort dans la forêt s’endort à l’intérieur d’un jeune sapin, pour se réveiller des décennies plus tard sous l’effet de la douleur que lui causera un bûcheron. Rien ne se perd, tout se transforme, et une goutte d’eau échappée du corps d’un soldat allemand tombé en Russie va finir par pleuvoir sur sa ville d’origine et tomber sur le parapluie de sa propre fille, sur qui il répandra sa tristesse infinie de ne l’avoir jamais revue. 

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Le premier chapitre est centré sur les Touraev, les premiers, Nikolaï et Andreï, intellectuels en rupture avec le conservatisme de la Russie impériale, qui prendront deux chemins divergents. Le premier « jeune philosophe aux joues roses » fuyant le monde pour s’installer en forêt et vivre avec une paysanne, influencé par Tolstoï et Thoreau, le second croyant au socialisme se mêlera de politique. Si cela leur vaudra d’avoir la vie sauve quand éclatera la révolte paysanne, leurs biens seront quand même pillés et leurs maisons incendiées, et la révolution socialiste ne leur apportera qu’une mort misérable après avoir broyé tous leurs idéaux. Stépan connaîtra les horreurs de la seconde guerre mondiale, les camps de prisonniers, les camps de concentration, la déshumanisation totale…et il reviendra sur les lieux où fut brûlée la maison de son père Nikolaï. Quant à Gleb, jeune homme de l’après-guerre, et de l’ère atomique, scientifique ayant travaillé sur un projet d’arme terrifiante, il fuira aussi pour retourner sur le domaine ancestral dans l’intention de s’y suicider. Mais ce pauvre résumé est loin de rendre compte de l’ampleur du livre, et du grand nombre d’autres protagonistes que l’on y croise sur plusieurs siècles de destins et de généalogies croisées, qui donnent lieu à de nombreuses pages poignantes, à quelques longueurs aussi, par moments. On y rencontre également d’obscures créatures des forêts, toujours devinées dans le noir, jamais vraiment vues, et même un dragon volant qui se nourrit des tonnes de ferrailles déchirées qui jonchent les champs de bataille, produits de la folie autodestructrice de l’humanité, cette folie qui est sans doute le principal fil conducteur de l’œuvre. 

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 Cette tragédie de l'humanité, avec ses guerres, ses révolutions, ses massacres héroïques, se joue dans un univers pourtant inondé de bonté, celle de la divinité, du père-forêt qui n'est sans doute pas la divinité suprême, car se mêlent comme on l'a dit, le christianisme, l'animisme, le panthéisme, et le Christ lui-même est de plus en plus présent à mesure qu'avance le récit, et l'on ne peut s'empêcher de penser au roman de Boulgakov, "Le Maître et Marguerite". 

Il y a un autre auteur, un français, à qui on est obligé de penser en lisant Anatoli Kim, à cause de leurs obsessions communes : le monde concentrationnaire, le désastre du communisme, les persécutions, l'apocalypse nucléaire, les armes psychiques, le chamanisme sibérien, la puissance de la nature, les personnages qui ne savent pas s'ils sont morts ou vivants, c'est Antoine Volodine, notamment dans "Terminus radieux". J'ai vainement cherché sur internet d'éventuels articles de Volodine sur Anatoli Kim, et je n'ai rien trouvé. Je le regrette fort car cela aurait été du plus grand intérêt, et bien plus abouti que tout ce que je pourrais écrire moi-même. Volodine étant l'auteur français actuel qui me fascine le plus, je serais très reconnaissant à qui me permettrait de trouver un tel article, s'il existe. 

Ayant gardé ce bouquin 25 ans sur mes étagères avant de l'ouvrir, alors que j'en avais très envie, je me demande combien de personnes en France lisent Anatoli Kim chaque année. Et je prends encore plus conscience de la durabilité et la nécessité de cette tâche apparement futile entreprise par la traductrice Christine Zeytounian, et l'éditrice Jacqueline Chambon. Comme d'autres éditeurs et traducteurs méconnus qui rendent accessibles des livres qui ne seront lu peut être que des décennies plus tard après avoir été oubliés dans une bibliothèque, chez un bouquiniste, ou dans un carton de déménagement... Qu'elles en soient remerciées. 

 

 

 

 

 

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