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Dix ans de retard
9 janvier 2022

2022 : 9 janvier : Lectures croisées, "L'impossible retour" et "Kirinyaga".

Walker Resnick

 

« …l’Afrique cherche sa voie dans les brumes et les tempêtes. Pourvu que radars et boussoles ne se détraquent pas. 

Son micro-nationalisme sectaire, indice d’une crise de croissance aigüe, s’oppose à son unité, démolit les apports positifs de l’Occident, déprécie la Négritude, paralyse l’Africanité et constitue, à l’état de subconscient, le germe nocif d’une éventuelle résurgence de méthodes périmées. »  

(NAZI BONI 1912-1969)

 

Voici encore deux livres qui attendaient sur mes étagères depuis quelques années, et que dans un premier temps je n’avais pas songé à rapprocher, les ayant d’ailleurs achetés en des lieux et moments différents. Pourtant, si le premier est un essai remarqué dans le domaine de l’histoire des idées, alors que l’autre est une compilation de textes de science-fiction maintes fois primés, il m’est apparu que sur le fond ils parlent du même sujet, et entrent en résonnance avec quelques lignes de l’écrivain Nazi Boni qui avaient retenu mon attention en novembre dernier, et que je place ici en exergue. C’est aussi en novembre que j’ai eu l’occasion de me rendre au Maroc pour le lancement du livre « Qu’est-ce que l’Afrique ? », ouvrage polyphonique avec plus de vingt auteurs de divers horizons, et une réflexion moderne sur l’Afrique moderne. Malheureusement ce genre de discours qui fait appel à l’intelligence et à l’esprit critique, a plus de mal à se diffuser que des dogmes simplistes, identitaires et manichéens, comme l’afrocentrisme que dénonce Clarence E. Walker.

 

clarence e walker

 

Clarence E. Walker

 

Clarence E. Walker est un historien et universitaire américain, auteur d’un certain nombre d’ouvrages sur l’histoire des afro-américains et leur place dans la société des Etats Unis. « L’impossible retour » (2004) est la version française de « We can’t go home again » (2001), un essai critique sur l’idéologie nommée « afrocentrisme » qui prétend réduire les afro-américains à une identité « purement » africaine, sur la base d’une vision fantasmée de l’Afrique, de sa culture et son histoire. « Une forme populaire du nationalisme culturel des Noirs américains » dit-il. Cette idéologie est très répandue et elle a infusé même en Europe et en Afrique comme une sorte de vulgate identitaire vaguement « new age », et ne manque pas de traits communs avec ce qu’en France on peut appeler la mouvance « indigéniste » (autour du PIR) ou « décoloniale » ou « panafricaniste », certains de ces traits communs étant la haine du métissage, l’homophobie et l’antisémitisme, qui ne sont pas non plus étrangers aux discours de l’extrême-droite traditionnelle. 

On ne va pas prétendre ici que tous les adeptes de cette « pensée » utopique saupoudrée d’égyptomanie sont de véritables activistes fascistes, mais simplement pointer la porosité idéologique entre des mouvances qu’on pourrait croire incompatibles. En cas de grave crise sociale et politique des dérives et rapprochements surprenants se produisent parfois. On a déjà souligné certaines convergences dans les discours de « brillants intellectuels » comme Houria Bouteldja, Kémi Seba et Alain Soral. C'est un trait commun à tous les mouvements identitaires et plus ou moins fascisants que cette promesse du retour à un "avant" qui était forcément mieux quand on était "entre soi" et qu'on respectait telle ou telle coutume.

2020 : 24 août : Indigènes "décoloniaux" ou néo-nazis: comment les distinguer ? - Dix ans de retard

Il y a quelques années déjà, à l'occasion de la publication d'un livre d'Houria Bouteldja, un site internet de gauche intitulé "Poisson rouge" s'était amusé à proposer un test comparatif sur la rhétorique "décoloniale" ou "intersectionnelle" du PIR (le flou savamment entretenu sur ces notions est bien utile) et la rhétorique "gauche du travail" et "droite des valeurs" du marécage nazillon soralien (le flou savamment entretenu sur ces notions est bien utile).

http://dixansderetard.canalblog.com

Mais revenons aux afrocentristes américains et à Clarence E. Walker : son livre est un essai très brillant et documenté, étayé de nombreuses citations, qui se penche sur l’évolution du regard et du discours des afro-américains sur eux-mêmes, et la façon dont certains courants de pensée ont dérivé vers une aberration identitaire, essentialiste et manichéenne, qui en prétendant renverser le paradigme eurocentrique ne fait qu’en créer un reflet tout aussi trompeur. Il montre aussi que l’effet négatif de l’afrocentrisme ne vient pas seulement de quelques groupes politiques radicaux, mais du fait que leur vision du monde a infusé dans toute la société sous une forme plus culturelle que politique, mais tout aussi délétère dans la mesure où elle incite au repli communautaire et sape les acquis et la poursuite des exigences du mouvement des droits civiques qui dans les années 1960 s’était construit sur des bases beaucoup plus universalistes. (Rappelons qu’à l’époque où il fut assassiné, Martin Luther King travaillait sur un projet de revenu de base universel pour les pauvres sans distinction de couleur de peau). Bien entendu le travail de sape de ces acquis ne vient pas des seuls afrocentristes, la droite américaine ultra-libérale a fait bien pire, mais pourquoi l’y aider ?

Dans l’introduction du livre, Clarence Walker affirme clairement sa position : « Je ne pense pas qu’un argument se réclamant d’un quelconque « centrisme » puisse avoir une valeur critique ». C’est une phrase que je pourrais signer moi aussi. (J’ai déjà écrit ailleurs que j’ai toujours détesté l’eurocentrisme, et exactement pour les mêmes raisons je rejette l’afrocentrisme. J’ai eu la chance de vivre au contact de diverses cultures, et d’apprécier les différences, mais je suis adepte d’un « relativisme culturel positif », qui s’intéresse plus aux ressemblances, même cachées. N’oublions pas que la critique de l’eurocentrisme émerge d’abord en Europe, avec par exemple Montaigne ou Montesquieu, et sans doute quelques autres. Ce n’est pas que les Européens soient plus intelligents que les autres, mais simplement qu’à ce moment de leur histoire leur expansion mondiale permet à certains d’entre eux de prendre conscience de la diversité des civilisations, et l’émancipation progressive vis-à-vis de l’autorité de la religion commence à permettre le développement de la pensée critique appliquée à soi-même. Swift et Fontenelle pourraient aussi illustrer cette tendance. Bien sûr cette prise de conscience par certains ne suffit pas à empêcher que d’autres persistent dans une vision suprémaciste).  

Clarence Walker est très dur envers les « penseurs afrocentristes », il leur dénie la qualité d’historiens et qualifie leur idéologie de « mythologie thérapeutique » se référant à « un passé qui n’a jamais existé ». Il s’attaque à la croyance selon laquelle la « véritable histoire » des Noirs leur aurait été « volée », croyance qui à son tour sert de prétexte à une réécriture extrêmement simpliste de l’histoire d’une civilisation égyptienne plurimillénaire, réduite à des chamailleries sur la couleur de la peau des Pharaons. (Parmi les fariboles afrocentristes les plus répandues, il y a celle selon laquelle les « Blancs » auraient délibérément occulté le fait que les anciens Egyptiens étaient « Noirs ». C’est oublier un peu vite qu’un des premiers égyptologues à avoir apporté des preuves en faveur de l’existences de dynasties de Pharaons « Noirs » fut le français Auguste Mariette, dès les années 1860, bien avant la naissance de Cheikh Anta Diop, qui voulut faire de l’Egypte une nation purement nègre. Ces vieilles polémiques du milieu du vingtième siècle devraient être enterrées maintenant qu’on sait faire parler l’ADN des momies. La science véritable a tranché contre les discours idéologiques, et elle à tranché en faveur de la modération et du « simple bon sens » : nier l’apport nègre à la civilisation égyptienne est aussi absurde que de vouloir la réduire uniquement à celui-ci. Comment une civilisation qui a duré si longtemps à la charnière des trois continents de l’Ancien Monde aurait elle pu être autre chose qu’un fantastique brassage de peuples et de cultures ? D’ailleurs peut on parler d’une seule civilisation égyptienne après tant de millénaires et d’invasions ? Bref, la vision simpliste de Cheikh Anta Diop et des afrocentristes étatsuniens est aussi fausse que celle des péplums hollywoodiens). Et la question « essentielle » reste à trancher : qui est « vraiment Blanc », qui est « purement Noir » ? 

La démonstration de Clarence Walker est très solide, analysant les divers courants dont se nourrit l’afrocentrisme depuis ses racines au dix-neuvième siècle américain, les références et citations sont nombreuses, ce qui rend le livre doublement intéressant pour un lecteur européen qui connait mal le discours des intellectuels afroaméricains sur leur histoire. Il pointe notamment leur acculturation, l’influence du protestantisme sur leur vision du monde et de l’Afrique, et le processus par lequel ils sont devenus Américains, irrémédiablement. Il rappelle au passage le désastre qui résulta des expériences de « rapatriement » des afroaméricains vers la colonie de Liberia, où certains allèrent même jusqu’à mettre en esclavage des Africains autochtones, avec toutes les conséquences indirectes qui menèrent aux guerres atroces de la fin du vingtième siècle dans cette région. 

Il y a toutefois un point sur lequel je suis en désaccord avec Clarence Walker, quand il fait de Senghor un inspirateur de l’afrocentrisme contemporain. S’il est vrai qu’il y a chez Senghor une certaine idéalisation de l’Afrique ancestrale, et un discours parfois essentialiste sur le Nègre, on ne doit pas perdre de vue que sa pensée ne se résume pas à ça. L’affirmation de la négritude s’articule et se consolide avec d’autres notions complètement étrangères à l’afrocentrisme, en particulier l’idée de « métissage culturel », et celle de « civilisation de l’universel ». Cette réserve étant émise, j’ajoute que l’argumentation de Clarence Walker est très solide, et même si on en retire Senghor, l’édifice sera loin de s’effondrer. Au contraire, une compréhension globale de la pensée de Senghor deviendrait un élément de plus contre l’afrocentrisme. C'est du moins mon interprétation. 

J’ai lu ce livre remarquable un crayon à la main, j’en ai souligné des passages entiers, corné des pages en haut et en bas, il serait donc impossible d’en épuiser l’analyse dans un simple article de blog. Sa lecture intégrale est indispensable, et ensuite il faut le garder à portée de main pour s’y référer de temps en temps. Il faut l’ajouter à la pile des livres qui nous accompagnent toute une vie, comme l’Histoire de l’Afrique Noire de Joseph Ki-Zerbo. 

Dans les années 2000, quand la date du 9 mai est devenue officiellement celle de la mémoire de la traite, de l’esclavage et de l’abolition, le courant afrocentriste était méconnu en France, et il commença par provoquer ma curiosité, comme tout ce qui touche à l’Afrique. C’est ainsi que j’ai eu un jour l’occasion d’assister à Montpellier à une conférence de l’inénarrable « professeur » et « égyptologue » Jean-Charles Coovi Gomez, qui roulait de grands yeux terrifiants en parlant des « leucoderrrrmes » devant un public éberlué mais silencieux et poli, et largement « européen ». Ce jour là j’ai découvert la nébuleuse afrocentiste, ses stars, ses maisons d’éditions, ses polémiques internes et ses projets de collectes d’argent visant à financer la construction d’un temple de la religion égyptienne en Suisse. Et j’ai pris définitivement mes distances avec cette secte, une seule rencontre ayant suffi à me faire comprendre de quoi il retournait. Et maintenant je me prends parfois à rêver de traduire Clarence Walker en espagnol pour élargir son audience à l’Amérique latine, mais le temps me manque. 

Mike_Resnick

Mike Resnick

 

Avec « Kirinyaga », de Mike Resnick, série de nouvelles formant un ensemble aussi cohérent qu’un roman, on doit, comme souvent dans la science-fiction, accepter un cadre imaginaire bien précis. On est donc au vingt-deuxième siècle, dans les années 2123-2137. À cette époque un certain nombre d’astéroïdes placés en orbite autour de la Terre sont rendus artificiellement habitables, par « terraformation », et conçus « sur mesure » pour que s’y installent certaines communautés qui ne supportent plus l’extrême développement technologique de notre planète et la destruction presque totale de la nature. L’Afrique n’ayant pas échappé à ce développement, on n’y trouve plus d’éléphants, de lions, ni aucun fauve ou grand herbivore, et le Kenya est devenu un pays très développé. Un groupe de Kikuyus décide d’aller s’installer sur un astéroïde baptisé Kirinyaga pour y retrouver la paix et son mode de vie ancestral. Ce projet utopique est régi par une charte en accord avec une « Administration » qui gère ces petits mondes en orbite mais en principe n’interfère pas dans leurs affaires intérieures. Il y a toutefois un principe intangible : quiconque ne se sentirait pas ou plus d’accord avec le projet de vie de sa petite planète a le droit de la quitter librement en passant par un refuge où un vaisseau spatial de l’Administration viendra le chercher pour le ramener sur Terre. Chacun reste donc libre. 

Si la science-fiction africaine reste encore embryonnaire, Mike Resnick, bien qu’américain, a fait de nombreux séjour en Afrique de l’Est, et y a situé le meilleur de son œuvre, en quoi il montre qu’il n’est guère eurocentrique (en admettant que les Nord-américains blancs soient des européens ce qui peut se discuter). Il va de soi que s’il a choisi une « utopie kikuyu » pour illustrer son propos et rendre le récit attrayant, le fond de sa pensée vise beaucoup plus large. Toutes les situations et dilemmes que Koriba, son héros, doit résoudre pour sauver son utopie pourraient se produire dans n’importe quel groupe plus ou moins sectaire et séparatiste, comme une communauté amish, ou une république catalane, par exemple. Preuve que la couleur de peau, la culture ou la confession ne sont que des prétextes pour les sectaires, et que la réponse universaliste s’applique à tous. 

Koriba est le « mundumugu » de Kirinyaga, le sage, le sorcier, le dépositaire des lois et de la tradition kikuyu qui doit régir ce petit monde. C’est aussi un intellectuel qui sur Terre a étudié dans les plus grandes universités anglaises et américaines, avant de rejeter le modèle « occidental » et concevoir le projet utopique de l’astéroïde. Une grande part de l’intérêt du livre réside dans le fait qu’on ne peut éviter de se prendre de sympathie pour Koriba, ni de partager sa nostalgie d’une merveilleuse Afrique ancestrale et intacte, pleine d’éléphants, de lions et de vastes troupeaux, veillés par les neiges du Kilimandjaro. Pourtant, il faudrait aussi le détester, ce vieillard sectaire et intransigeant, qui ne recule devant rien pour appliquer strictement toutes les règles de la coutume kikuyu dans son micro-monde. Ou du moins sa vision de la coutume. Car s’il aime sincèrement tous les habitants de Kirinyaga, et veut leur bonheur, sa loi s’impose sans pitié, et il faut s’y soumettre ou partir. Ou mourir. 

Chacune des nouvelles va présenter à Koriba un problème éthique ou politique, face aux demandes de certains membres de sa communauté. Chaque fois l’ouverture est une parabole animalière, un conte annonçant le dilemme auquel Koriba va être confronté. Les contes sont aussi le vecteur que lui-même privilégie pour transmettre la sagesse aux plus jeunes habitants de Kirinyaga. L’un des drames les plus poignants sera celui de Kamari, la petite fille qui rêve d’apprendre à lire, bien que la coutume le lui interdise, et finira par se laisser mourir plutôt que d’y renoncer. D’autres coutumes, comme celle de tuer les bébés jumeaux ou la pratique de l’excision, et la polygamie seront autant de problèmes à affronter pour Koriba, lorsque certains habitants refuseront de s’y soumettre. Et l’arrivée de nouveaux venus, pourtant très motivés au début, montrera l’impossibilité de s’adapter à cette vie très rustique. Koriba est intransigeant car il estime que la moindre entorse à la coutume pourrait en justifier d’autres, et que très vite l’utopie perdrait toute son identité kikuyu. Pourtant lui-même sait que ce monde est un pur produit d’une technologie honnie, et il dispose d’un ordinateur pour communiquer avec l’Administration. C’est au moment où son disciple, le jeune Ndemi, destiné à lui succéder comme mundumugu se révolte et retourne vers la Terre que Koriba commence à pressentir l’effondrement de son rêve. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la fin.

Dans cette édition chez Denoël, le cycle de nouvelles de Kirinyaga est complété par un autre texte qui lui fait suite, intitulé « Kilimandjaro ». Nous sommes projetés encore un siècle plus loin dans le futur, dans les années 2230, et cette fois la même « Administration » a permis la création d’un micro-monde en orbite abritant une autre expérience utopique, non plus basée sur la coutume des Kikuyus, mais sur celle des Masaï, autre peuple de l’Arique orientale. Ce n’est pas tant les différences de coutumes qui vont distinguer ces utopies, mais les choix politiques qui tirent les leçons de l’échec de Koriba. Cette fois le petit monde idéal est aménagé en laissant une certaine place à la modernité, avec une interprétation moins rigoriste de l’identité masaï. À tel point que la communauté élira comme premier président un vieil ethnologue blanc et juif, devenu Masaï par son mariage. Avec l’expérience « Kilimandjaro », on retrouve un peu de l’optimisme perdu dans l’échec de « Kirinyaga », et d’intéressantes réflexions de Mike Resnick sur les manières d’associer diverses identités culturelles. On revient finalement au « relativisme culturel positif » et à la recherche de ce que tous ont en commun, pour servir de base à un monde partagé, loin des replis identitaires. 

 

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