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Dix ans de retard
7 avril 2023

2023 : 7 avril : Redécouvrir Guillem d'Efak (2ème partie)

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Guillem d’Efak est donc embauché dans un orchestre « tropical » de cabaret à Palma de Mallorca, alors que le mambo et le calypso sont très à la mode en cette fin des années 1950, où le tourisme prend un essor considérable dans l’île. Le chef d’orchestre est du Surinam, l’orchestre est dit « jamaïcain », les musiciens sont affublés de chemises multicolores avec des manches à volants, le cabaret s’appelle « La Cubana » et Guillem est rebaptisé « Principe Guillermo », le « Prince Guillaume ». Et bien que marié, il collectionne les liaisons comme quand il était célibataire, comme une sorte de pied-de-nez à la répression morale et à l’hypocrisie de la société franquiste… Sa notoriété dans l’île augmente au tournant des années 50-60, comme musicien, chanteur-improvisateur, poète et même auteur d’un livre sur les traditions culinaires majorquines.

À cette époque commencent à se faire remarquer de jeunes chanteurs comme Raimon, qui écrit en valencien, ou Josep Maria Espinas qui traduit Brassens en catalan. C’est le début du mouvement de la « Nova cançò », pour qui chanter en catalan devient une forme de résistance à la dictature. Guillem, déjà très attaché à la défense du dialecte majorquin ne pouvait que se rapprocher de la « Nova canço ». C’est ainsi que le « Prince Guillaume » s’efface au profit de « Guillem d’Efak », qui va commencer à se produire à Majorque, puis sur le continent à partir de 1963. Tout de suite il se fait remarquer des critiques par la coloration jazz et blues de ses interprétations, et le mélange de chansons traditionnelles avec ses propres compositions. Il s’intéresse aussi à la chanson française de son époque et traduira par exemple Léo Ferré, Jean Ferrat, Geoges Moustaki. En février 1964 sortent ses premiers disques, en 1965 la presse parle du « phénomène d’Efak » et de « son apparence exotique qui tranche avec sa façon de parler » (sic), à tel point que Guillem déménage à Barcelone la même année, car la capitale catalane lui offre de meilleures opportunités.

En 1965, à l’occasion d’une interview, il donne quelques réponses intéressantes :

-Te considères tu comme blanc ou noir ?

-Majorquin !

-Serais-tu différent sans ton ascendance noire ?

-Je serais plus constant. Je fais les choses tant qu’elles m’amusent et après, je change.

(…)

-Musiciens ?

-Ray Charles et Louis Armstrong.

Guillem d’Efak et quelques amis ouvrent à Barcelone un cabaret nommé « La Cova del Drac » (La caverne du dragon) qui va devenir le rendez-vous des artistes de la « Nova canço » : Maria del Mar Bonnet, Lluis Llach et bien d’autres. Ce lieu sera aussitôt dans le collimateur de la police. Mais il sera vite trop tard pour que le régime arrive à bâillonner ce mouvement artistique. Des festivals sont organisés et certains chanteurs, dont Guillem, sont couronnés de prix. Il continue à enregistrer des disques. À cette époque il est l’égal d’un Raimon ou d’un Joan Manuel Serrat. Ils vivent de la chanson, mais sont pourtant exclus des radios officielles.

En 1966, une autre interview donne des informations significatives sur la personnalité de Guillem :

-Tu n’as pas la nostalgie de la Guinée ?

-Pas la moindre curiosité.

-Guillem d’Efak est-il un aventurier ?

-Oui. J’ai voulu connaître la vie, plutôt que d’autres me l’expliquent.

-Comment te définirais-tu ?

-Basiquement, comme un écrivain, mais j’essaye surtout d’être authentique.

Et aussi :

-J’aimerais que dans cinquante ans les gens puissent chanter mes chansons sans savoir d’où elles viennent. 

Charles Trenet n’aurait pas dit autre chose.

Guillem se produit parfois hors d’Espagne, comme à Chicago en 1966, ou à Perpignan, Cannes et Nîmes en 1967, en Tchécoslovaquie, en Italie… 

Autre extrait d’interview, de 1967 :

-Vous chantez le blues ?

-C’est la partie commerciale de mon travail mais ce n’est pas de la chanson catalane, plutôt des chansons chantées en catalan. En revanche « La Balada d’en Jordi Roca » peut être et chantée en anglais sans jamais cesser d’être une chanson catalane.

-Qu’est-ce que la chanson catalane ?

-L’idée. L’homme qui ne s’identifie pas avec son peuple et sa culture est perdu.

Les interviews de Guillem d’Efak sont particulièrement intéressantes car elles apportent de quoi discuter longuement des notions comme « l’inné et l’acquis », « l’identité » ou « la négritude » et « la catalanité » ou « l’appropriation culturelle », mais cela dépasserait le cadre d’un simple article de blog…

Après Mai 68 en France, le régime franquiste prend peur et durcit la répression contre la « Nova canço » et ses chanteurs les plus en vue. Le cabaret « La Cova del Drac » se retrouve sous la surveillance permanente d’un policier officiellement affecté à l’intérieur de l’établissement. Facétieux, Guillem d’Efak avant chaque spectacle mettait en garde les spectateurs contre la présence d’un individu armé dans la salle. 

Un jour un policier dit à Guillem : « Comment est-il possible qu’en plus d’être noir, tu cherches des problèmes en chantant en catalan ? » 

Parallèlement, les chanteurs sont invités à un nombre croissant de « concerts de soutien » à diverses causes chères aux apparatchiks révolutionnaires, et deviennent des vaches à lait, taillables et corvéables à merci, au nom de la solidarité, à tel point que certains comme Raimon, finissent par se rebiffer. La professionnalisation des chanteurs militants fait débat.  

D’autre part, au sein de la « Nova canço » un débat divise le mouvement : faut il chanter exclusivement en catalan, ou laisser de la place à l’espagnol ? Le débat fait des vagues jusqu’à la participation de l’Espagne à l’Eurovision de Joan Manuel Serrat. Ce dernier se voit reprocher de n’être pas assez radical dans sa défense du catalan, alors que Guillem d’Efak est beaucoup plus intransigeant. Cependant l’amitié entre les deux hommes n’en a pas été trop gravement affectée. La fidélité en amitié est une des valeurs qu’il cultiva toute sa vie.

À mesure que la « Nova canço » s’impose dans le paysage culturel malgré les difficultés, elle se banalise, se professionnalise, se divise, perd de sa radicalité politique et progressivement Guillem d’Efak va prendre ses distances à la fin des années 60 avec ce mouvement dont il a été une des principales figures. D’autres continueront leur carrière, c’est peut-être là une des raisons de l’oubli dans lequel tombera Guillem.

Dès 1968, sans délaisser l’écriture, il commence à se tourner vers le théâtre (y compris du théâtre pour enfants) et le cinéma, toujours en défense de la culture catalane. 

En décembre 1969 il reçoit le prestigieux prix Carles Riba pour son recueil poétique Madona i l’arbre, plein d’allusions érotiques. Dans les années 70 il sera aussi traducteur de romans du français et de l’anglais vers le catalan, tout en écrivant ses propres œuvres dont certaines sont encore primées.

Les années 70 sont aussi ceux de la séparation avec son épouse avec qui il avait deux filles, et sa nouvelle vie avec une nouvelle compagne et la naissance de son fils.

Avec la mort du dictateur en 1975, l’Espagne sort difficilement d’un tunnel de quarante années : les recyclages politiques et divers retournements de vestes rebattent les cartes, les revendications culturelles dérivent, changent de sens ou sont détournées, là encore ce serait un peu long à analyser pour un blog, et nous éloignerait du cas individuel de Guillem d’Efak.

En février 1978, dans le cadre d’échanges culturels occitano-catalans, Guillem va chanter à Narbonne et Perpignan, en mars une manifestation réciproque prévue à Barcelone va être interdite. Franco est-il tout à fait mort ? La même année directeur de théâtre Albert Boadella est emprisonné pour avoir voulu monter un spectacle sur l’exécution (en 1974) du militant anarchiste Salvador Puig Antich. La fine fleur de la culture catalane se mobilise en sa faveur, dont Raimon et Guillem d’Efak, bien entendu. Presque quarante ans plus tard, lors du grand guignol séparatiste organisé par une classe politique catalane complètement pourrie, avec un pseudo référendum suivi d’une grotesque déclaration-suspension de l’indépendance de la Catalogne par le clown Puigdemont, il est intéressant d’observer que ces intellectuels et artistes catalans des années 70 sont très divisés, voire déchirés, avec des gens comme Boadella, Raimon et Serrat opposés au séparatisme, Lluis Llach rallié à Puigdemont pour un strapontin de député, et Guillem d’Efak ? On ne saura jamais quelle aurait été sa position, car il est décédé en 1995.

En 1980, Guillem et sa compagne s’installent définitivement à Majorque, où il va travailler pour une agence de voyages, tout en continuant son travail littéraire et ses engagements pour diverses causes. Sa dernière apparition publique comme chanteur se produit à l’été 1987. Il milite à l’Union Majorquine, un parti nationaliste centriste (sic). 

Un cancer détecté en 1993 se généralise en 1994 et l’emporte en février 1995. 

Il ne nous reste plus qu’à l’écouter encore…

Bibliographie et prix littéraires :

El poeta i el mar (1965)

 Madona i l'arbre (1969)

 El poeta i la mina (1974)

 Erosfera (1982)

 J.O.M. (1967)

 La mort de l'àvia (1968)

 Paisajexlindos (1988)

Les vacances d'en Jordi (1968)

La ponentada gran (1975)

Prix : 

 

 

 

 

 

 

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