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Dix ans de retard
29 octobre 2022

2022 : 29 octobre : Redécouvrir Guillem D'Efak (1ère partie)

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Il y a déjà quelques années qu’au hasard de mes divagations sur internet j’avais découvert l’existence et le destin peu commun du chanteur catalan Guillem d’Efak (1930-1995), aujourd’hui un peu oublié. C’est quand j’ai lu le roman « Brûlant était le regard de Picasso », d’Eugène Ebodé, que j’ai été frappé par les similitudes entre les vies de Madeleine Pétrasch, son héroïne bien réelle, et de Guillem D’Efak.

Le public français qui s’intéresse à la chanson à textes espagnole et catalane des années 1960 et 1970, dans le contexte de la résistance culturelle au franquisme finissant, connaît les noms de Lluis LLach, Paco Ibanez, Joan Manuel Serrat, ou Raimon, et peut être Maria del Mar Bonet, ou Nuria Feliù (récemment disparue) mais nous avons été nombreux à ignorer Guillem d’Efak. C’est aussi le cas aujourd’hui en Espagne, où ce chanteur semble bien être tombé dans l’oubli. (J’en ai parlé à plusieurs amis valenciens de mon âge et plus, qui sont tombés des nues). Quand j’étais enfant à Ouagadougou, mon père avait un petit disque en vinyle au format « 45 tours » avec quatre chansons de Raimon, ce fut certainement mon premier contact avec la chanson en catalan, ou plus exactement en valencien. Plus tard c’est en Equateur que des camarades de classe m’ont fait découvrir Joan Manuel Serrat, et sans doute en cours d’espagnol nous a-t-on fait découvrir Paco Ibanez à travers ses traductions de Brassens…

Mon goût pour les langues de la famille occitano-catalane et ma curiosité pour tout ce qui concerne les métis et transfuges culturels m’ont poussé à vouloir en savoir plus et j’ai fini par me procurer cette biographie en catalan, publiée en 1997, intitulée « Balada d’en Guillem d’Efak » et signée Bartomeu Mestre. Je tairai ici les commentaires que m’inspireraient les lubies nationalistes catalanes de l’auteur, qui ne s’abstient pas de les exprimer, pour me concentrer sur son sujet : un chanteur majorquin à la trajectoire hors du commun. Le livre de Bartomeu Mestre est intéressant parce qu’il contient un bon nombre de photos, dessins, ou affiches, ainsi que des extraits de presse et des interviews de Guillem d’Efak. Il a été publié seulement deux ans après la mort du chanteur.

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L’histoire commence avec la carrière de son père, villageois majorquin devenu garde colonial, qui passa une vingtaine d’années dans le seul territoire d’Africain subsaharienne occupé par l’Espagne : l’actuelle Guinée équatoriale (officiellement indépendante depuis 1968). Dans les dernières années de son séjour en Afrique, le garde rencontre celle qui deviendra la mère de Guillem. L’enfant n’a que deux ou trois ans lorsque son père l’enlève et le ramène dans son île natale. Il semblerait qu’il ait falsifié la date de naissance du bébé pour contourner une interdiction de sortie s’appliquant aux enfants de moins de trois ans. Malgré ce départ précoce il existe des photos de l’enfant avec sa mère qui figurent dans le livre. Cependant, Guillem d’Efak, devenu grand, n’a jamais manifesté l’envie de retrouver sa mère et n’est jamais retourné en Afrique, sans pour autant renier l’une ou l’autre. Il vivra le reste de son enfance auprès de sa grand-mère majorquine à Manacor, au cœur de l’île, le village d’origine de son père, qui vivote d’une maigre retraite. 

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Il a six ans à peine quand se produit le coup d’état de l’extrême droite espagnole et commence une longue et cruelle guerre civile qui permettra au général Franco de renverser la république et instaurer près de quarante ans de dictature. Dès le début de la guerre, Majorque est un territoire qui tombe aux mains des putschistes. Les enfants de Manacor voient passer les camions chargés de républicains qu’on mène au peloton d’exécution. 

Plus tard, une tentative de débarquement des républicains, menée par un officier du nom de Bayo, tournera mal et donnera lieu encore à des tortures et exécutions de prisonniers. (Après la défaite finale des républicains en 1939, Bayo s’exilera au Mexique et presque vingt ans plus tard sera l’instructeur militaire d’un groupe d’apprentis guérilleros cubains mené par les frères Castro, et du Che Guevara. Bayo finira ses jours à Cuba après la victoire de ses poulains, sans savoir qu’il avait aidé à installer une dictature encore plus durable que celle de Franco. Mais c’est une autre histoire…) 

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Les années quarante, après la guerre civile mais encore en pleine répression fasciste, avec la deuxième guerre mondiale qui éclate et l’Espagne qui prétend rester neutre, seront des années aussi dures : la faim, la peur, l’imposition d’un régime autoritaire et d’une éducation très cléricale et réactionnaire, la politique de marginalisation des langues régionales par un tas de tracasseries et restrictions (qui toutefois ne vont pas jusqu’à une interdiction légale contrairement à ce qui est parfois raconté) marqueront l’époque de l’adolescence de Guillem. 

La retraite du père ne suffisant pas à nourrir la famille, Guillem va très tôt devoir travailler, et il n’a que onze ans lorsqu’il devient le chanteur d’un petit orchestre qui va animer les fêtes paysannes de l’île (quand on tue les cochons), les fêtes patronales, etc… Si tous les musiciens sont des majorquins « bon teint », la couleur de peau du petit chanteur autorise le groupe à se baptiser « Orquesta Guinea ». Pas de micros, pas d’amplification, on travaille encore « à l’ancienne ». Malgré ce nom exotique, c’est aux sources de la tradition populaire majorquine, de la versification et des duels d’improvisation hérités des troubadours que Guillem d’Efak puise sa formation poétique et musicale. (Une tradition qui a traversé l’Atlantique et qu’on retrouve en Amérique latine, des « soneros » de Cuba aux « payadores » argentins en passant par les « juglares » colombiens). Adulte, Guillem d’Efak en témoignera.

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Brillant élève, Guillem est repéré par un de ses professeurs qui lui obtient une bourse pour continuer ses études jusqu’au baccalauréat. Parallèlement, il donnera aussi des classes aux jeunes paysans de l’île, et au contact des familles se nourrira encore plus de cette culture populaire. Il est souvent payé en nature : pain, fruits, légumes... Il existe quelques photos de lui à cette époque, au milieu des chèvres ou monté sur une charrette tirée par un âne, et vêtu en parfait paysan majorquin, du chapeau de paille jusqu’aux espadrilles. Parler ici d’intégration n’aurait aucun sens : Guillem d’Efak était un authentique Majorquin depuis sa plus tendre enfance. En grandissant, il participe de plus en plus activement à la vie culturelle de l’île, fait du théâtre et commence à écrire de la poésie.

Avec l’adolescence, les relations avec le père s’étant compliquées, il passe un concours pour devenir maître d’école et gagner son indépendance. Pourtant il n’exercera jamais ce métier. Dans les années 50, la dictature franquiste ayant besoin de devises s’ouvre au tourisme, et Majorque est une des premières régions concernées. La production d’objets en bois d’olivier taillés à la main se développe. Guillem ayant aussi des facilités pour la sculpture et la peinture (facilités qu’il attribue peut-être hardiment à ses origines africaines), il va travailler dans ce domaine. Les grottes de Manacor devenant une attraction touristique, il devient guide et se découvre encore une facilité pour les langues étrangères ! Il se fait remarquer lors de concours de poésie et publie son premier recueil en 1954.

Quelques anecdotes de l’époque illustrent sa préférence pour le dialecte majorquin et sa parfaite maîtrise. Se fiant à sa couleur de peau, et le prenant donc pour un étranger, certains habitants de villages de l’île qui ne le connaissaient pas s’adressaient à lui en castillan avec un terrible accent local, et comme il répondait en majorquin l’un d’eux lui dit : « Petit frère, si je ne vous entendais pas parler, je jurerais que vous êtes noir ! ».

Néanmoins, lassé d’un certain enfermement insulaire et du conservatisme étouffant de la classe dominante de l’île, et aussi pour s’éloigner de son père, et d’un amour contrarié, Guillem quitte Majorque pour découvrir le vaste monde, et apprendre des langues étrangères, en commençant par la France et la région de Perpignan (aurait-il croisé Madeleine Pétrasch près du Palais des Rois de Majorque un jour de 1955 ?).

Comme beaucoup d’espagnols à cette époque, il sera vendangeur en Roussillon, puis il ira en Alsace récolter le houblon, avant de travailler dans une mine en Lorraine où se produisaient de nombreux accidents mortels. Cette expérience de la mine sera le sujet d’un nouveau recueil de poèmes en catalan, publié à Forbach en 1956. Il fait aussi l’expérience du racket pratiqué par les militants du FLN algérien parmi les mineurs, en vertu d’un étrange raisonnement : « tu es Noir, donc tu es Africain, donc l’indépendance de l’Algérie te profitera, donc tu payes ». Après avoir obtempéré un certain nombre de fois, il change d’avis et se fait tabasser une ou deux fois et amocher les yeux, ce qui le décide à rentrer à Majorque. Il se met alors à apprendre la guitare en aveugle, le temps de sa convalescence.

Marié à une majorquine en 1957, il se met à travailler dans un bar et sert d’interprète aux marins en goguette de la flotte américaine, il écrit des lettres d’amour à la demande, jusqu’au jour où on lui propose de jouer dans une revue musicale. C’est presque sur un malentendu, et sur un préjugé, que commencera sa nouvelle carrière artistique.

(à suivre)

 

 

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