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Dix ans de retard
13 février 2022

2022 : 13 février : J'ai traduit : Gustavo Alzugaray

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Gustavo Alzugaray est un auteur uruguayen résident en Belgique, originaire de Treinta y Tres comme Gustavo Espinosa, dont il est un ami d'enfance. Après avoir lu les romans d'Espinosa, j'ai eu l'occasion de lire celui d'Alzugaray, un livre court mais particulièrement réussi, et assez complexe, dont j'ai parlé dans mon autre blog. (Voir le lien ci-dessous). Cette lecture m'est longtemps restée dans la tête, et j'ai fini par me décider à relever le défi de la traduction de son premier chapitre, comme un jeu ou un exercice de difficulté, avec la permission de l'auteur. J'en partage ici quelques fragments, avec des photos des pages originales pour le cas où certains voudraient m'apporter des conseils ou des commentaires. Et aussi pour ceux qui auraient plaisir à découvrir cet auteur encore inconnu en France.

" Cien agujeros de gusano ", de Gustavo Alzugaray. (par Antonio Borrell) - LES LETTRES DE MON TRAPICHE

Editorial Fin de Siglo, Montevideo, 2019, 150 pages. ISBN : 978-9974-49-987-4 Gustavo Alzugaray est né à Treinta y Tres, dans le nord-est de l'Uruguay, en 1961. Il a été chroniqueur culturel et rédacteur pour diverses publications. Il vit actuellement en Belgique et travaille dans divers domaines : graphisme, BD, traduction...

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Le cercueil en impose ; il écrase le petit espace de la salle de son anachronique débauche de bronzes, de glands et de lustre, comme une ancienne frégate échouée, arrachée à son espace naturel et rejetée au milieu de la rue par une tempête inimaginable. Je suis hypnotisé par sa gravité puérile, la prétention solennelle et naïve de ses moulures et ses corniches et, comme la frégate dans la rue, la solidité inutile de sa structure qui ne pourra rien contre le temps, cette autre tempête, invisible et méticuleuse, qui s’est déjà emparée d’elle. À l’intérieur, mon vieil ami, équipage et capitaine du navire, meurt ses premières heures tandis que je revis l’horreur de la découverte et, auparavant, l’autre itinéraire de conjectures, recoupements et recherches qui finirent dans cette petite pièce, minuscule et barricadée, sans aération ni lumière naturelle, les murs recouverts de photos et de textes soigneusement gribouillés en quelque langue morte il y a des milliers d’années, où gisait le corps de Bogdan, face contre terre, agrippant encore le combiné du téléphone décroché, sur un matelas de livres, de magazines sportifs, de disques 

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anciens, de bouteilles vides ou à moitié pleines de divers alcools répandus dont les aromes accumulés tenaient à peine dans l’air empesté d’autres puanteurs, beaucoup plus fortes et solides, qui brouillaient tout. Mon esprit revient alors au sac de la morgue dans lequel celui qui est devenu le capitaine de cette frégate baroque va accomplir tout le processus bureaucratique et policier que déchaine une mort solitaire, et dès le premier rapport extra-officiel du légiste qui nous a expliqué que pour le moment on ne savait pas encore exactement, peut-être un infarctus, mais dans ce genre de cas c’est un peu tout qui lâche, et je retrouve les chuchotements des quelques amis avec qui maintenant nous partageons la salle, et la petite agitation, l’incrédulité, les embrassades et les sanglots convenables et sereins d’autres endeuillés qui viennent d’arriver. C’est alors que je ressens le besoin de sortir un moment, de céder de l’espace et du temps aux nouveaux arrivants pour qu’ils arrosent de larmes fraîches un drame que les heures en passée avaient commencé à faner. Dans le salon extérieur, pelotonné dans un des fauteuils en tissu marbré, conçus pour veiller confortablement, je profite de l’occasion pour observer la dryade, à côté de moi, qui me demande, tu vas bien Gus, et me tend la main avant de retourner à sa conversation avec Claudia. Je la regarde quelques secondes et j’en viens à me convaincre que la magie n’a jamais été où j’ai cru la voir mais qu’elle fit partie du bluff que je n’avais même pas imaginé lors de notre première conversation en dehors du travail, à la table d’El Espejo, alors qu’elle brillait de mille feux et me surprenait sans cesse avec une nouvelle expression sur son visage, une tournure, un éclat qui m’empêchait de fixer mon attention en un point précis, ou de me concentrer pour apprendre les contours de son visage, même avec les rides, les ombres et l’air menaçant des sourcils noircis de méchante sorcière. Les jours passant, et par un effet de la candide arrogance de

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ceux qui ignorent leur ignorance, j’avais cru devoir à ma soigneuse façon de choisir les mots, les moments et les intonations, le miracle de partager son lit. Ce n’était pas pour rien qu’en ce temps je me considérais comme un magicien aguerri aux cent enchantements, qui pouvait facilement se souvenir de ce qu’il voulait. En effet, pendant un certain temps, cela avait été mon passe- temps préféré. Mais aujourd’hui, face à cette dernière magicienne que j’essaye encore de dévoiler, je découvre que je n’ai fait que lire la réalité comme la première fois que j’en ai rencontré une et le tourbillon de lumières violettes, cramoisies, blanches, jaunes et de couleurs que je n’avais jamais vues m’a saisi et, sans me donner le temps de rien, m’engloutit en un coup de vent ascendant, chaud et tournoyant pour me faire voir des distances et des hauteurs que j’ignorais, et puis, encore plus brutalement, me lancer comme la pierre d’une fronde, à une telle distance qu’il me fallut longtemps pour revenir au lieu de la rencontre et reconnaître ce désert, dévasté par le cyclone, où il ne restait aucune trace de Mariel. Ce tsunami initiatique avait emporté toutes les apparences, la vitrine touristique, laissant à nu les fondations pour ensuite se retirer comme le fait la plus légère des vagues, un après- midi d’été, poursuivie par les petites pierres qui roulent vers le rivage, si douce et discrète qu’on ne la reconnaît pas, dans un silence qui effleurait le sol arasé sur lequel il fallait reconstruire. Cette lointaine aventure à son paroxysme me laissa le désir profond de ne plus revoir cette grande fée, l’initiatrice, et j’y parvins jusqu’à ces derniers jours, où un curieux concours de circonstances me poussa à la rechercher. Pendant mon lent retour j’avais appris à reconnaître d’autres ensorceleuses dans la foule des êtres ordinaires, avant qu’elles ne croisent mon chemin, je les voyais venir de loin bien que, parfois, 

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vêtues de si fins tissus et de masques si parfaits qui cachaient leurs visages, qu’il me fallut un certain temps, m’étant retrouvé prisonnier de leurs élixirs et fumées de nécromanciennes, pour me libérer en lambeaux qui se réajustaient et confluaient en un moi renouvelé, endurci de nouvelles cicatrices, à peine un peu plus sensé. Le temps et l’expérience aiguisèrent mon instinct et enrichirent mon arsenal de potions et de sorts jusqu’à me transformer, enfin (croyais-je sincèrement) en un formidable sorcier, presque invincible. Mais aujourd’hui, après tant d’années, je découvrais bien trop tard avec quelle maestria cette créature au regard surpris (de biche effrayée, me dit un jour Gonzalo) maniait ses fils aériens. Je n’étais même pas capable de sentir la très légère pression que ces rênes de brise exerçaient, dirigeant chacun de mes actes ; ce que je savais bien, oui, c’est que j’avais à peine aperçu les éclats de lumière qui orbitaient autour de moi tandis qu’elle traversait la scène en dix temps et tournait sur ses pointes pour finir en une ample révérence, ou me disait simplement, à moitié endormie, que ces vers de Góngora étaient merveilleux, et si bien choisis, ou bien l’histoire de la loi des fourmis, ou n’importe quel autre petit miracle par lequel j’avais tenté de mettre un peu de panache et de dignité dans ce duel inégal. L’éblouissement arriva même à me faire tomber dans le vieux piège que je connaissais si bien et que j’avais tant dénoncé quand, longtemps avant de la rencontrer, je prolongeais les nuits en parcourant avec mes amis de vingt ans les bars du Centre de Montevideo. Je me souvenais avoir entrevu cette idée un soir que nous sortions du Studio Un, en discutant pour le sport et, comme toujours, à voix haute. J’avais les dernières scènes de Portier de nuit encore gravées sur les rétines et Charlotte Rampling 

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me brûlait la poitrine (disputant avec de grandes chances de succès à Magdalena Montezuma le trône de mon cœur) tandis que nous remontions par la rue Ciudadela vers le bar Tasende et la voix de Bogdan s’imposait, déclarant je m’en fous je n’ai aucune intention de lire un livre qui ose s’intituler Pepe Corvina même si c’était Borges qui l’avait écrit, et Claudia me regardait d’un air contrarié sans que je veuille lui répondre parce que tu sais comment il est, après il n’y a personne qui puisse le faire taire et là-dessus on est d’accord, oui. Mais Gonzalo (qui parfois était Belly ou Peter, selon ses états d’âme), qui se réjouissait de voir monter le chaos, insistait avec sa tête de Peter (celle qu’Eduardo et moi craignions et savourions le plus) et demandait le pourquoi de cette attitude et de cette haine envers une aussi prestigieuse plume nationale, argumentez, cher Bogdan, argumentez, tandis qu’Eduardo et Felipe s’avançaient pour entrer dans le bar et choisir une table au fond parce que près de la porte on va se les peler. Claudia hésitait entre rester et aller dormir, c’est que demain je travaille tôt, et en plus pour écouter ses longs discours contre Estrázulas, on va en prendre pendant au moins trois heures, il vaut mieux qu’on se revoie demain, pendant que moi, essayant de la retenir, je lui disais qui sait, il va peut-être se calmer dans un moment. Elle me répondit ne te fiche pas de moi, Gus, soyons réalistes, en me désignant Bogdan qui persistait à dire que Pepe Corvina, mec, Peeepe Corvina… c’est un titre presque aussi mauvais qu’Adán Buenosayres, et c’est alors que je lui ai lâché ça, Claudia tu confonds les faits et la réalité, et sans qu’aucun des deux sache pourquoi, avec ce simple argument tiré par les cheveux j’obtins qu’elle s’assoie et aille travailler tard le lendemain, tandis que je triturais mon imagination en essayant d’élaborer une justification pour cette conclusion,

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qui sonnait si bien, mais avait besoin de prémices. Je ne me souviens plus des élucubrations de cette soirée-là, mais depuis lors j’ai peu à peu acquis la conviction que, bien souvent, ceux qui arrivent le mieux à maîtriser la réalité qui les entoure ne sont pas ceux qui font mais ceux qui rendent possible. Ce dont je me souviens c’est que, avec l’excuse de discuter mon affirmation, Claudia, Felipe et moi arrivions à ne presque plus entendre que, partons du principe que personne ne donnerait ce titre, Pepe Corvina, à un bon roman, n’est-ce pas, parce que la voix de Bogdan se mêlait à mes efforts pour expliquer que le principe de causalité dérive chaque fait d’un autre et qu’il me semble que là est la question, en même temps que, deuxièmement, il était clair que quelqu’un, peu importe qui, oublions ce monsieur Enrique Estrázulas, avait donné à un roman ce titre, Pepe Corvina, et moi je pensais qu’un fait ne pouvait être précédé que de sa possibilité et Bogdan que par conséquent un roman ainsi intitulé, dans ce cas précis le fameux Pepe Corvina, ne pouvait pas être bon, quod erat demonstrandum, mais, je terminais mon exposé pour Claudia et Felipe, bien que tout fait dérive seulement de sa possibilité, une possibilité peut entrainer de nombreux faits et encore d’autres possibilités, et je posais des exemples que j’ai oubliés. Des années plus tard j’allais soupçonner que c’est peut-être cela, la magie, de concevoir le réseau de passages, de voies, de couloirs, de ruelles et d’avenues par où cette petite part de la réalité que nous appelons « les faits » circule sans forcer. Dans cette science, Laura, dont la main retient encore fermement la mienne, dans le fauteuil en tissu marbré, est maitresse, et moi qui croyais danser sans trébucher avec des Merlins et des Médées, je ne suis qu’un pauvre apprenti. Maintenant, alors que j’observe ses traits de fée triste, résonne dans ma tête la voix téléphonique qui, depuis un mois, 

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me demande, c’est bien toi Gustavo, n’est-ce pas, je suis Laura et je t’appelle de la part de Bogdan Iánkovich qui m’a demandé de te contacter pour une rencontre avec lui, si cela te convient, lundi, ça te va, ok, alors à 9 heures, c’est mieux qu’il t’explique tout, au Nuevo Moliné, oui, parce qu’ici c’est le bazar, ciao. Ce discours de secrétaire n’étincelait d’aucune manière et parvint à peine à susciter ma curiosité à l’idée de me retrouver avec Bogdan, que je n’avais plus vu depuis un moment. En effet depuis qu’ayant fini son doctorat il était revenu sans crier gare de Chicago, où il avait écrit son premier grand roman, et après certain problème de santé qu’il ne m’expliqua jamais complètement, nos rencontres s’étaient espacées pour diverses raisons, qui allaient du peu de temps libre qu’il me restait à moi quand je finissais d’écrire ou de corriger pour le supplément culturel où je travaillais, et les tâches bureaucratiques qui occupèrent presque tout le temps de Bogdan pendant une certaine période où il essaya d’obtenir la reconnaissance de son titre par la Faculté des Humanités pour postuler à un second degré, ce qui, me jura-t-il, ne lui fut jamais accordé, par la faute de ce trou-du-cul de marquis, à tel point que je sentis que le Bogdan que les Etats-Unis nous avaient rendu ne ressemblait plus à celui que nous leur avions envoyé. Par Claudia je le savais, il est chef ou directeur de quelque chose à la Mairie, et tu devrais l’appeler puisque vous êtes si bons amis, et moi oui bien sûr, un de ces jours je passe à la maison. Un éclair dans le regard me renvoie à la brise tiède et humide qui continue de souffler du nord depuis plusieurs jours et qui entre par la baie vitrée grande ouverte du salon. Ou peut-être que ce sont les fils d’air qui freinent ma tentative de retourner à la petite salle et que je peux deviner, mais pas voir, bien que j’essaye, que sa main décrit

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un arc de cercle vers la gauche ou bien que ses cheveux retombent soudain sur son front, ou éclate un rire trop bruyant pour ces circonstances et renverse la dryade en arrière et sur le côté jusqu’à ce que la main qui revient de l’orient effleure la mienne comme pour me dire, maintenant oui, vas-y je t’attends ici, tu n’es pas seul, et c’est ce que j’aimerais redire à mon ami mort alors qu’à nouveau je fais face à son petit visage aminci, qui a l’air d’un autre, et dépasse à peine à tribord, le bastingage du cercueil.

 

(Traduction d’Antoine Barral, pour l’auteur, Gustavo Alzugaray)

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Commentaires
G
Merci pour la lecture et la patience, mon ami.
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