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Dix ans de retard
20 juillet 2016

2016 : Une nouvelle inédite, contre "Boko Haram"

Voici quelques années, en juillet 2016, j'ai été invité par Eugène Ebodé à participer à un recueil collectif de nouvelles qui devait être une dénonciation de l'obscurantisme du groupe jihadiste "Boko Haram" qui fait régner la terreur aux confins du Cameroun et du Nigéria. Le projet de livre n'a pas abouti mais il en reste cette nouvelle qui rend hommage entre autres à l'écrivain Amos Tutuola (Auteur nigérian du roman L'Ivrogne dans la brousse) et au chanteur Zao (du Congo). https://www.youtube.com/watch?v=3xkYDZz1N8s  Nul doute que "Boko Haram" en tremble encore !

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amos tutuola

 Amos Tutuola

L’Ivrogne dans la forêt de Sambisa       

(Un chapitre oublié par Amos Tutuola)

 

            « Tout le monde m’appelle soulard… »  (ZAO)

Du temps où je divaguais dans la brousse à la recherche de mon excellent malafoutier, mort en tombant d’un palmier qu’il avait escaladé pour en tirer mon vin de palme quotidien, il m’arriva une terrible aventure que j’ai longtemps omis de raconter. La voici.

J’allais d’une partie de la longue brousse dans une autre, de forêt en forêt, y passant la nuit pendant des jours et des mois, et comme c’était courant de rencontrer des esprits, je dormais sur les branches des arbres pour les éviter, et il m’arrivait ainsi de passer deux ou trois mois avant d’arriver dans une ville (ou un village).

Après une interminable errance, j’arrive dans une ville connue pour son grand marché, à l’orée de la sombre et profonde forêt de Sambisa. Je trouve les habitants de la ville en grand émoi : deux cent soixante-seize de leurs filles ont été enlevées sur le marché et emmenées dans la forêt par une bande d’étranges gentlemen qui s’étaient pourtant présentés comme parés de mille et une vertus morales et physiques.  

Aussitôt je me rends chez l’homme le plus important de la ville qui me reçoit aimablement chez lui. Il dit à sa femme de me donner du vin de palme. Je bois le vin de palme avec excès comme je faisais naguère, c’est-à-dire quand mon malafoutier était vivant. Après que j’ai bu du vin de palme tout mon soûl, l’homme le plus important de la ville qui m’avait invité me demande mon nom et je lui réponds de ma voix avinée :

-Tout le monde m’appelle soulard, moi je ne suis pas soulareuuu

-Soit, mais quel est donc ton nom ?

Je lui réponds que mon nom c’était Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde. Après ça il me demande pourquoi je viens le trouver. Je lui réponds que je cherchais mon malafoutier qui était mort dans ma ville natale quelque temps auparavant. Alors il me dit qu’il savait où se trouvait mon malafoutier. Après ça, il me dit que si je pouvais l’aider à trouver sa fille et les deux cent soixante-quinze autres qui avaient été enlevées par des êtres étranges au marché de cette ville, et la lui ramener, alors il me dirait où se trouvait mon malafoutier. Il me dit que du moment que je m’appelais moi-même Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, ça me serait très facile, oui, voilà ce qu’il me dit. Alors j’accepte de chercher les filles. 

Il y avait dans cette ville un grand marché, celui où les filles avaient été enlevées, et le marché avait lieu tous les cinq jours, et tous les gens de la ville et de tous les villages des environs et aussi les esprits et les êtres étranges de la brousse et des différentes forêts venaient tous les cinq jours à ce marché pour vendre ou acheter des marchandises. 

Le cinquième jour je me rends au marché et c’est alors que surgit un des êtres étranges de la forêt de Sambisa, avec quelques guerriers de sa horde. Au premier abord il semblait très honorable, grand et fort, portant des armes impressionnantes et parlant doctement de sa religion, il cherchait à embrouiller les esprits des personnes présentes au marché, et à les convaincre de lui faire allégeance et de le rejoindre dans la forêt de Sambisa.

-Vos femmes seront voilées de noir de la tête aux pieds, vous ne chanterez plus, vous ne danserez plus, vous ne lirez plus, vous n’écrirez plus…

Tandis qu’il parle, les gens le regardent comme un fou, puis se regardent entre eux et commencent à rire de sa folie, mais lui il continue son discours…

-Et vous ne boirez plus de vin de palme…

A ces mots, je ne peux plus contenir ma colère, le vin de palme a rougi mes lèvres, je n’attends que la bagarre ! Voyant que ses paroles ne peuvent convaincre les habitants de cette ville, ni les villageois venus au marché, ni les acheteurs, ni les vendeurs, l’étrange gentleman devient furieux et menaçant, il crie, il s’agite et arrachant ses beaux vêtements avec une expression bestiale sur le visage, il fait apparaitre une ceinture d’explosifs qui était cachée, et ses guerriers font comme lui ! Tout le monde commence à fuir dans toutes les directions, mais moi je reste sur place, confiant dans les puissants gris-gris que m’a légués mon père. Alors ces êtres étranges se font exploser au milieu du marché, projetant membres et débris de corps alentour, et moi grâce aux puissants gris-gris que m’a légués mon père, je reste intact et debout. Autour de moi, tout le monde est cadavéré.

L’homme le plus important de la ville, et les autres habitants qui étaient assez loin pour échapper à l’explosion, me regardent tous et comprennent pourquoi je m’appelle Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde. 

Au vacarme de l’explosion succède un long moment de stupeur, de silence et d’immobilité. Les blessés commencent ensuite à gémir, à pleurer, et les survivants s’approchent pour leur porter secours. Alors les membres dispersés des êtres étranges commencent un par un à s’animer d’une vie propre et à ramper les uns vers les autres pour reconstituer des corps presque intacts qui prennent en boitillant le chemin de la forêt sans fin qui appartient seulement aux êtres terribles et étranges. Je décide de les suivre à distance. 

Quand ils entrent dans la forêt sombre et profonde, ils rencontrent d’autres étranges habitants de Sambisa. Chacun se met à rendre à leurs propriétaires les membres qu’il leur avait loués et à leur payer le prix de la location. En arrivant à l’endroit où il avait loué son pied gauche, il tire dessus et l’enlève, il le rend à son propriétaire et le paie et ils se remettent en route, quand ils arrivent à l’endroit où il avait loué son pied droit, il tire dessus et l’enlève, il le rend à son propriétaire et il paie le prix de la location. Voilà les deux pieds rendus à leurs propriétaires, alors il commence à ramper sur le sol. Plus loin, ils arrivent à l’endroit où il avait loué son ventre ses côtes, sa poitrine, etc., alors il les enlève et les rend à leur propriétaire et paie le prix de la location. Ce gentleman (c’est-à-dire cet être terrifiant), maintenant il ne lui reste plus que la tête et les deux bras avec le cou. Il ne pouvait plus ramper comme avant, il pouvait seulement sauter comme un gros crapaud. En arrivant à l’endroit où il avait loué ses deux bras il les enlève et les rend à leur propriétaire et il paie.

Voilà maintenant le gentleman complet réduit à une tête. En arrivant à l’endroit où il avait loué la peau et la chair qui recouvrent la tête, il les rend et paie le propriétaire. Voilà maintenant le gentleman complet du marché réduit à un crâne. Lui-même et ses acolytes disparaissent dans un terrier. Ainsi je découvre que cette horde de gentlemen étranges qui vont sur les marchés pour enlever des filles, ou pour se faire exploser, ne sont qu’une tribu de Crânes demeurant sous terre, et que leur belle apparence humaine est une tromperie. 

J’entre dans le terrier, qui est immense, et j’y trouve un grand nombre de Crânes assemblés dans une caverne et priant le front par terre. Ils sont si nombreux que je ne peux reconnaitre ceux que j’ai suivis. De l’autre côté de la caverne se trouvent des centaines de filles enlevées dans différentes villes, voilées de la tête aux pieds, et obligées à prier elles aussi. Certaines portent des ceintures d’explosifs. 

Alors la colère de Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde ne connait plus de limite et je commence à crier en direction des Crânes : 

-Vous, êtres étranges et terrifiants, vous voulez imposer vos règles aux vivants, or vous n’êtes que des morts, vous voulez interdire la musique car vous n’avez pas d’oreilles, vous voulez interdire la danse, car vous n’avez pas de pieds, vous voulez interdire la lecture car vous n’avez pas d’yeux, vous voulez interdire l’écriture car vous n’avez pas de mains, et la connaissance car vous n’avez pas de cerveau, vous voulez voiler les corps car vous n’avez pas de corps ni de sexe, vous voulez interdire le vin de palme car vous n’avez pas de langue ni de gosier ! Moi je comprends jamais, moi quand je prends mon pot, pourquoi vous êtes contre moi …

Mon irruption a surpris les Crânes et mon discours les affole et les rend furieux, ils font des bonds sur place et les mâchoires claquent en ma direction, mais moi je reste sur place, confiant dans les puissants gris-gris que m’a légués mon père, et je continue mes imprécations d’ivrogne. 

-Je suis le Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, et par mon souffle divin je vais vous donner une âme, car vous n’en avez pas non plus ! 

Ainsi, comme le fit le Créateur pour Adam, j’exhale mon haleine avinée à la face des Crânes, j’éructe, j’empeste, je rote, je postillonne, je vomis tout le vin de palme que j’ai bu avec excès comme je faisais chez moi, c’est-à-dire quand mon malafoutier était vivant, et ce depuis mes dix ans d’âge. Les Crânes se précipitent en tous sens, se cognent les uns aux autres mais ne peuvent s’échapper de la caverne car je suis dos à la seule issue. L’air est de plus en plus chargé d’alcool, et les Crânes à leur tour sombrent dans la sainte ivresse du vin de palme. 

Profitant de la pagaille, les centaines de filles enlevées dans différentes villes ont jeté à terre leurs voiles et leurs ceintures d’explosifs et se précipitent vers la sortie, et je les laisse filer. Les Crânes sont tombés dans le vomi qui inonde le sol et cuvent en ronflant bruyamment. 

Je sors à mon tour de leur ignoble terrier et par la force des gris-gris que m’a légués mon père je referme définitivement cette tanière pour qu’ils n’en sortent plus jamais, car moi, le Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, je pardonne aux ivrognes, mais pas aux assassins.    

Quand j’arrive à la ville, les deux cent soixante-seize filles m’ont précédé et c’est déjà la fête. L’homme le plus important de la ville me reçoit aimablement chez lui, il me fait servir cinquante calebasses de vin de palme, puis je le presse de me dire où se trouve mon malafoutier, et il me le dit. Alors je continue mon voyage… 

 

                                  (Un collage littéraire réalisé par Antoine Barral.)  

 

 

 

 

 

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